Dans The Song of Trees, son deuxième livre, le biologiste David George Haskell décrit la réaction d’une jeune famille en visite au monument national des Florissant Fossil Beds, dans le Colorado. Devant la souche pétrifiée d’un séquoia géant, parents et enfants s’émerveillent, fascinés par les couleurs et la puissance des forces volcaniques qui ont enterré la forêt il y a 35 millions d’années, engendrant un processus qui transformerait ultimement en pierre un gigantesque tronc d’arbre.

À un certain moment, la petite fille entend le vent traverser les arbres et s’exclame, ravie : « What a huge noise ! » Et Haskell est content. Parce que cette famille a pris le temps de voir et d’entendre la beauté du monde, et que c’est peut-être là notre plus grande chance de salut.

Haskell donne plus loin une définition de ce qu’il appelle « l’esthétique écologique » : la faculté de percevoir la beauté au travers d’une relation soutenue avec la nature. Il met à contribution tous ses sens, le regard bien sûr, mais aussi l’ouïe (son plus récent ouvrage s’intitule Sounds Wild and Broken) et l’odorat (Thirteen Ways to Smell a Tree a paru au Royaume-Uni en 2021). En tout, des centaines de pages d’une érudition enlevante et d’une très grande poésie où il nous enjoint de redécouvrir la nature en allant à sa rencontre et en nous ouvrant à elle. Après tout, comme il le répète dans toute son œuvre, nous en faisons intimement partie, au même titre que le lièvre, la spore, la molécule de chlorophylle.

C’est une évidence qu’on peut facilement perdre de vue, engloutis que nous sommes par une crise climatique provoquée par notre espèce et un discours écologiste souvent manichéen, qui trouve son écho dans cette citation déployée en grandes lettres jaunes au Biodôme de Montréal : « Entre l’humain et la nature, le choc est inévitable. »

Une formule choc, c’est le cas de le dire, et qui se justifie parfaitement dans un contexte où l’urgence d’agir n’est plus à démontrer, mais que Haskell recadre doucement, gentiment et intelligemment tout au long de son œuvre. Il n’y a pas de choc possible, puisque nous sommes tous sur le même bateau – en fait nous sommes à la fois bateau, eau et voile, mais aussi l’aide capitaine qui a perdu le nord, et seule l’intégration de cette vérité nous empêchera de sombrer.

Aucune morale ici, point de remontrance, Haskell est un penseur bien trop subtil et bienveillant pour sermonner qui que ce soit, il suggère, il encourage, il dit : retombez en amour en prenant le temps de voir le monde, c’est ce qui nous sauvera.

Et il cite Simone Weil, qui disait de l’attention qu’elle est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité.

Pour écrire The Forest Unseen, il a passé une année entière à observer le même mètre carré d’une forêt du Tennessee, proche de l’université où il enseigne. Un an passé à regarder pousser des fleurs, ramper des limaces et pourrir des feuilles mortes, à écouter grillons et mésanges, à respirer l’odeur de l’humus comme celle de la première neige.

En bon scientifique, Haskell apportait chaque jour vers son mandala, comme il avait baptisé son petit mètre carré, son énorme bagage de connaissances, mais surtout, il avait avec lui son regard.

On ne volera aucun punch en dévoilant que le mandala, malgré sa petite surface, s’est révélé être d’une richesse presque infinie, un monde en soi, une source inextinguible d’humbles splendeurs.

Dans Sounds Wild and Broken, un vibrant plaidoyer pour que nous redécouvrions la richesse sonore de notre monde, il mentionne la diminution de son acuité auditive. Il a dans la cinquantaine, c’est normal d’entendre un peu moins bien, mais il perd un peu plus que la moyenne, le chant d’une paruline par-ci, la stridulation des grandes sauterelles par-là, autant de petits deuils.

Un constat dont il s’attriste, mais qu’il revire de bord en s’attardant au fait que s’il n’entend plus aujourd’hui, c’est en grande partie à cause du pacte faustien qu’ont contracté nos lointains ancêtres avec la nature : des cellules d’une exquise complexité qui ont troqué la capacité à se régénérer contre celle de percevoir les sons, les odeurs, les textures, les goûts et les teintes de ce qui nous entoure. Bref, pour pouvoir jouir pleinement de la beauté du monde, il fallait accepter d’un jour y renoncer.

Haskell utilise parfois dans ses livres le mot « poignancy » (« qui a un caractère poignant »), pour décrire la nature, certains phénomènes, la fugacité de l’existence. C’est un mot qui n’a rien de scientifique, mais qui encourage à aimer très fort ce qu’il désigne, que ce soit des mètres carrés au fond des bois, des arbres plantés sur un trottoir, un écosystème au grand complet.

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