Il y a eu un bref moment, il y a quelque temps, durant lequel les années 1980 sont revenues à la mode. J’étais un peu sidérée – déjà ? On a beau être au courant du cycle des tendances, il me semblait que c’était hier. Mais non, ce présent dans lequel j’ai grandi est devenu une époque. Un jour on dit à notre fille, pâmée devant Stranger Things : « Eille ! J’avais exactement cette petite radio-là ! Et c’est ça aussi que j’écoutais ! », et on voit dans son regard qu’on vient d’ailleurs.

C’est un lieu, avec des tapis « mur à mur » dans les salons, des cendriers à moitié pleins sur les tables et des pains de viande dans les cuisines. De la sarriette et de la marjolaine dans l’armoire. Des enfants prenant l’autobus seuls après l’école, avec autour du cou la clef de la porte d’en avant.

Nous avions des salopettes et des pantalons de « corduroy », des coupes bol et des toupets, des Kickers et des sandales en plastique pailleté. Nous regardions Passe-Partout et Les merveilleuses cités d’or, Candy et Démétan. Calimero, cet éternel offensé, nous tapait sur les nerfs, mais nous l’écoutions quand même, pour profiter de chaque seconde de dessin animé avant que commence Le jour du Seigneur.

Les jeux se déployaient sur le sol de nos chambres, des jouets genrés que personne ne remettait en question, des Barbies, des G.I. Joe, des pouliches et des bonhommes de Star Wars. Un kit de Lego, parfois, qui n’était que cela : un paquet de blocs colorés que n’accompagnait aucun plan. On construisait des maisons, l’occasionnel château, on espérait avoir assez de blocs transparents pour fenestrer correctement.

Nous passions du temps dehors, beaucoup, et nous nous ennuyions souvent. Cailloux poussés du bout du pied et sillons creusés dans la terre de la cour avec des brindilles, « à quoi on joue ? ». On finissait par trouver.

À l’Halloween, des « Madonna-dans-Desperately-Seeking-Susan » et des Luke Skywalker envahissaient les rues, des centaines d’enfants avec des masques réduisant la visibilité, quand ce n’était pas carrément un drap sur la tête, percé de deux trous rarement en face des yeux. Des photos fini mat de l’époque montrent des petits pères Noël aux barbes ouatées, des geishas en robe de chambre, des chefs amérindiens avec des coiffes de plumes en plastique.

Nous avions peur des voleurs d’enfants, des drogués et des bombes nucléaires. Dans les films d’action, les méchants venaient toujours d’ailleurs, ils étaient soviétiques ou vaguement orientaux, parfois même nazis, et avaient tous en commun de s’attaquer à nos « valeurs », ce petit paquet d’opinions que nous étions convaincus d’avoir en commun avec tous ceux dont nous partagions le territoire.

On parlait à la télévision des pluies acides, nous imaginions alors des gouttelettes d’eau laissant de larges trous fumants là où elles tombaient, nous nous donnions le défi de tirer la langue quand il pleuvait, « mon cousin, y dit que son voisin l’a fait pis que la goutte a passé à travers sa langue ». Les bouteilles de vin que nos parents achetaient à la Régie et les circulaires de Distribution aux consommateurs finissaient aux poubelles, comme nos restants de table.

L’anxiété n’existait pas dans le discours ambiant – nous n’avions pour qualifier le mal de vivre que des mots durs et souvent méprisants, les femmes étaient folles et les hommes inquiétants.

Nous avions tous une grand-tante ou une voisine qui se soignait à coup de Valium, peut-être un parrain qui prenait du lithium, mais aucun d’entre nous n’aurait imaginé prendre des médicaments pour soigner autre chose qu’une otite ou un mal de gorge. Les souffrances étaient lovées au fond de nos petits cœurs, eussent-elles affleuré que nous n’aurions pas eu les mots pour les nommer.

Des territoires entiers nous étaient inaccessibles, faute de vocabulaire. Nous étions garçons ou filles, ceux qui avaient de la difficulté à se concentrer étaient tannants, celles qui n’arrivaient pas à différencier les b des d, des épaisses. Personne ne fréquentait les champs lexicaux de la compassion et de l’empathie, mais nous savions insulter ceux qui ne nous ressemblaient pas.

Des ordinateurs apparaissaient dans certaines maisons, de gros objets beiges et lents qui nous intéressaient un moment, mais dont on finissait par se lasser. Nous retournions jouer dehors, lancer des balles de neige sur les Lincoln et les Pinto qui passaient devant la maison.

Nul téléphone intelligent, évidemment, nulle plateforme d’écoute en continu, l’idée même de l’internet complètement inaccessible. Les réseaux sociaux se tissaient autour des tables, dans les cours d’école, les ruelles et les stationnements des Perrette. Nos parents devaient venir nous trouver pour nous dire de rentrer, rien ne nous liait à eux ou aux autres en permanence. La possibilité d’être quelque part sans que personne ne sache où l’on se trouve existait, lourde de solitude et de liberté potentielles.

Nous venons d’ailleurs, mais nous venons, surtout, de loin.

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