Avez-vous vu la publicité pour le dernier iPad Pro d’Apple ? Ça vaut la peine. Pour les mauvaises raisons, mais aussi, ultimement, pour les bonnes.

Pour ceux qui l’auraient manquée, il faut savoir que le nouvel iPad a comme principal attrait d’être particulièrement mince. N’étant pas une grande consommatrice de technologie, je ne peux pas me prononcer sur la pertinence d’avoir des outils extrêmement plats, mais je me doute bien qu’Apple a fait ses devoirs avant de lancer un produit. Il doit donc y avoir une demande réelle pour des iPad de l’épaisseur d’un passeport, à tel point qu’on a choisi d’orienter tout le marketing de l’appareil autour de ça.

L’équipe responsable de la mise en marché et du volet publicitaire, qu’on peut imaginer hyper chevronnée et ridiculement bien payée, s’est donc mise en branle. « On va dire de l’iPad qu’il est “thinpossible” ! » Thinpossible ! Tout le monde adore. On se félicite dans les hautes sphères. « Et on va faire une pub aussi, une belle pub comme celles auxquelles on a habitué le public, avec une chanson pop et accrocheuse, un message clair et un produit rendu soudainement irrésistible. »

C’est le fruit de cette épiphanie que Tim Cook, le président de l’entreprise, a présenté la semaine dernière, un petit bijou de 60 secondes dans lequel on voit d’abord un métronome, puis, sur une platine, un 33 tours. L’aiguille est déposée, et les premières notes d’All I Ever Need is You de Sonny and Cher se font entendre (le message est déjà là : tout ce dont on serait censé avoir besoin, c’est le nouvel iPad).

PHOTO ACHMAD IBRAHIM, ASSOCIATED PRESS

Le président d’Apple, Tim Cook, en avril dernier

Jusqu’ici, tout va bien. Mais là… Des spots s’allument, et on découvre une énorme presse hydraulique, qui descend lentement sur un tas d’objets rassemblés sur son plateau. Le premier à être broyé est une trompette. Arrivent ensuite une vieille console de jeux, de gros pots de peinture placés en rangée sur un piano droit (c’est joli, les pots éclatent et la couleur vient se déverser sur le piano avant qu’il ne soit écrasé à son tour), des instruments de musique, un buste de compositeur, des caméras, des livres, du matériel d’artiste, bref, tous les outils et accessoires liés à la créativité humaine. La presse écrabouille tout, complètement, et lorsqu’elle s’ouvre de nouveau, que découvre-t-on, là où il y avait ce qui a porté et permis la culture ? Un iPad.

On ne pourra pas reprocher à l’entreprise de ne pas être cohérente – après tout, n’est-ce pas ce qu’elle a toujours mis de l’avant et qu’on a toujours gaiement acheté, cette idée d’un progrès souriant et d’un futur simplifié ?

Mais en cette année où le monde entier observe avec appréhension les avancées de l’intelligence artificielle et s’inquiète de son effet sur les créateurs, l’impression première, quand on regarde cette pub, est qu’elle est d’une grande violence.

On peut être magnanime et entrevoir l’idée derrière ce fiasco, qui est de nous vendre un produit extrêmement mince grâce auquel on pourra créer à peu près tout ce qu’on voudra. On peut même pousser la générosité jusqu’à présumer que sur papier, ça fonctionnait. Après tout, les presses hydrauliques ont la cote sur TikTok. Mais même là, comment se peut-il que face au résultat final, quand des équipes entières de professionnels ont vu un mannequin de bois articulé se faire briser le dos et des livres se faire pilonner, que personne n’ait dit : « Euh… peut-être qu’on veut pas aller là » ?

Se peut-il que, pire encore, quelqu’un l’ait dit, qu’il y ait eu concertation et qu’on se soit entendu : « Non, vraiment, on veut aller là » ? Des gens, parmi les plus influents du monde, ont regardé la société – ont étudié la société –, et en sont arrivés à la conclusion que nous voulons une culture simplifiée au point d’en devenir désincarnée et aseptisée.

Un constat profondément consternant et déprimant, n’eût été la jubilatoire réaction du public. Un véritable tollé, général et pangénérationnel, qui a pris d’assaut les réseaux sociaux et la presse spécialisée, obligeant Cook à présenter de (très plates) excuses.

La meilleure réponse à ce fiasco est venue du réalisateur Reza Sixo Safai, qui a écrit sur X : « hey Apple, I fixed it for you » (« hey, Apple, j’ai réglé le problème pour toi »), sous une vidéo dans laquelle il fait simplement rouler la pub, mais à l’envers.

On voit donc un iPad se faire placer sur une presse hydraulique, être écrasé, et lorsque la presse remonte, un foisonnement d’objets d’art qui se reconstruisent. Safai a aussi mis sur l’image une autre chanson de Sonny and Cher, I Got You Babe. C’est tout simple, mais c’est un vrai coup de circuit, le réjouissant commentaire social dont on avait besoin : celui de l’humanité, qui dit à la culture : « Je t’ai, babe. Je suis là pour toi. »

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