Un signe ne trompe pas. Kyiv et ses alliés occidentaux sont à organiser pour le début de juillet un grand sommet sur la paix en Ukraine. Les invitations ont été envoyées à tous les États démocratiques et, ô surprise, à tous les grands pays du Sud désireux de faire connaître leur opinion sur le sujet.

C’est que, jusqu’à tout récemment, le Nord se scandalisait de la position de neutralité affichée par une bonne partie des pays du Sud dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Et les leçons de morale administrées aux récalcitrants par des Occidentaux pourtant si enclins à violer les règles lorsque leurs intérêts sont en jeu n’ont rien changé à cette position, d’où un renversement de stratégie de la part du Nord : écouter.

Au lendemain de l’agression russe de février l’an dernier, les Occidentaux ont été étonnés de constater leur incapacité à mobiliser la totalité de la communauté internationale contre la Russie. Les votes dans différentes instances onusiennes ont révélé que le quart, sinon la moitié, des États membres ne votaient pas sur les résolutions condamnant l’invasion ou réclamant des sanctions. Et, plus surprenant, même ceux qui votaient oui s’empressaient immédiatement de réaffirmer leur amitié avec la Russie et leur refus d’adopter des sanctions.

Il est loin le temps de la guerre du Golfe de 1990-1991 où l’Occident réussissait à rassembler l’ensemble du monde contre l’Irak.

C’est que, depuis, les règles de l’ordre international se sont émoussées à mesure que les grandes puissances les ont violées allègrement. Les Occidentaux ont bombardé la Serbie en 1999, l’Irak en 2003 et la Libye en 2011 en s’émancipant ou en réinterprétant ces règles ; les Russes ont suivi en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014 et 2022. Cet ordre est aussi ébranlé par la montée en puissance – et donc le déclin relatif des anciennes grandes puissances – d’une douzaine de pays dont l’objectif est de redéfinir les règles héritées de l’après-guerre. Aujourd’hui, la Chine, bien entendu, mais aussi l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Égypte et d’autres encore ne supportent plus les diktats des Occidentaux et savent se tenir à distance de la Russie. Ils veulent jouer leur propre partition et ont des moyens plus importants qu’il y a 20 ou 30 ans au moment où leur dépendance envers le Nord était si forte. Ils parlent de dédollarisation, de commerce Sud-Sud, d’alliances flexibles, de multi-alignement, ce concept qui exprime le rejet de la nouvelle politique des blocs que les États-Unis tentent d’imposer dans leur conflit avec la Chine.

Le président Zelensky a compris que d’accuser ces pays du Sud de fermer les yeux sur l’agression russe ne servait à rien. L’Ukraine était perdante à ce jeu. D’où ses tournées récentes auprès des membres de la Ligue arabe et ses rencontres avec des leaders du Sud lors du G7. Il espère tirer de la prochaine conférence sur la paix en Ukraine des appuis diplomatiques et militaires qui lui faisaient défaut jusqu’ici.

Les lignes de fracture s’approfondissent

Peut-il espérer les engranger ? Certes, à l’issue de la conférence, il y aura une belle photo de famille avec les chefs d’État entourant le président ukrainien. Mais ne vous y trompez pas : cette photo n’aura que l’apparence de l’unité. Les lignes de fracture entre le Nord et le Sud ne cessent en effet de s’approfondir au fur et à mesure que les Occidentaux refusent de dialoguer avec les autres afin de partager le pouvoir sur cette planète. Pour le Sud, la guerre en Ukraine relève d’une querelle entre la Russie et l’Occident qui ne doit en aucun cas éclipser les problématiques et les revendications des pays en développement.

Cette position a de nouveau été affirmée par les membres des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) lors de la réunion de leurs ministres des Affaires étrangères il y a quelques jours. L’Indien, entouré de ses homologues, a averti les puissances du Nord : le monde est multipolaire, il se rééquilibre, et les anciennes méthodes ne peuvent pas répondre aux nouvelles situations.

Les Occidentaux sont-ils disposés à ouvrir le jeu, à répondre aux aspirations du Sud, à cesser de croire qu’ils dominent tout à partir du G7 ? Encore faudrait-il qu’ils écoutent.

C’est le message envoyé par Maurice Gourdault-Montagne, ancien conseiller des présidents Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, dans un livre dont le titre rend bien compte de la situation internationale dans laquelle nous nous trouvons : Les autres ne pensent pas comme nous.

À partir de sa longue expérience diplomatique auprès de ses chefs, mais aussi en Inde, en Chine, au Japon, en Allemagne et ailleurs, il rappelle le caractère distinct des peuples, de leur vision du monde, de leurs ambitions, de leurs valeurs, et la nécessité de le prendre en compte dans un monde en pleine recomposition.

Alors, oui, la paix en Ukraine, mais pas au détriment d’une nouvelle vision de l’ordre mondial dont la sécurité n’est qu’un aspect parmi d’autres.

* Jocelyn Coulon vient de publier Ma France. Portraits et autres considérations aux Éditions La Presse.

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