Les résultats des élections en Turquie ont surpris les observateurs. Alors que beaucoup d’entre eux insistaient sur le vieillissement d’un président sortant confronté à une crise économique durable et aux conséquences du séisme de février 2023, celui-ci a certes été contraint pour la première fois de disputer un deuxième tour de scrutin, mais il l’a emporté, le 28 mai, avec un score comparable (52,12 %) à celui qu’il avait obtenu en 2018 (52,59 %).

Il est vrai que Recep Tayyip Erdoğan maîtrisait l’essentiel des moyens de communication du pays et qu’il n’a pas hésité à prendre opportunément une série de décisions clientélistes (effacement de factures énergétiques, hausses salariales, voire distribution de billets de banque), mais sa réélection, plus facile que prévu, s’explique aussi par un certain nombre de raisons de fond.

Un socle électoral à toute épreuve

Les sondages souvent inquiétants pour le leader de l’AKP à la veille de l’élection témoignaient sans doute d’un fort mécontentement, alimenté notamment par la crise économique. Les résultats montrent cependant que ce handicap n’a pas autant profité au candidat de l’opposition qu’on aurait pu le penser. Géographiquement, Kemal Kılıçdaroğlu, qui réalise ses meilleurs scores dans les zones d’influence des partis membres de sa coalition (la Turquie européenne, les provinces des côtes égéenne et méditerranéenne, du Sud-Est kurde, des frontières de l’est, de Tunceli, d’Ankara et d’Eskişehir), apparaît ainsi comme l’homme des frontières et des rivages, quand son adversaire campe résolument en représentant de l’Anatolie profonde, l’emportant aisément dans la plupart des autres provinces d’une péninsule qui constitue l’essentiel du territoire turc, ainsi que dans celles des rivages asiatiques de la mer Noire.

L’accélération de l’urbanisation de ce pays (plus de 80 % de la population réside désormais dans des villes) incitait à penser qu’une nouvelle génération était en train de s’affirmer ; ce dont semblait témoigner la perte par le parti au pouvoir des municipalités emblématiques d’Ankara et d’Istanbul, lors des élections de 2019. Mais les scrutins présidentiel et législatifs, qui viennent d’avoir lieu concomitamment, n’ont pas vu l’opposition prendre pied dans le réseau dense des villes anatoliennes pour y défier l’influence du président sortant comme elle l’avait fait, il y a quatre ans, dans les grandes mégapoles de l’Ouest.

Au sein des populations néo-urbaines qui constituent l’essentiel de son électorat, Erdoğan est donc resté une figure protectrice, incarnant la toute-puissance de l’État et les traditions de la religion majoritaire sunnite hanéfite, face à un adversaire alévi d’origine kurde, perçu au mieux avec suspicion, au pire avec hostilité.

Les scores flatteurs réalisés par le président sortant dans bien des territoires touchés par le séisme de février (75,77 %, en particulier, à Kahramanmaraş qui était son épicentre) sont édifiants, et indiquent que cet électorat n’a guère sanctionné le chef de l’État à cet égard, et a préféré croire en ses promesses de reconstruction rapide.

Les incertitudes ambiantes alimentées par une situation économique dégradée et les effets de la catastrophe sismique n’ont finalement pas conduit une majorité d’électeurs à faire le choix du changement. Cela tient aussi au fait que, si Kemal Kılıçdaroğlu a réussi à rallier avec brio la plupart des formations et personnalités hostiles à son rival, il n’est pas parvenu à convaincre qu’il pouvait conduire une alternance crédible, à plus forte raison parce qu’il est allé au second tour alors que l’alliance au pouvoir, en remportant les élections législatives, venait de conserver sa majorité absolue au Parlement.

Erdoğan de retour sur la scène internationale

Ce succès électoral va probablement amener le leader turc à sortir de la réserve qu’il avait observée sur la scène internationale, avant le scrutin. Significativement, ce ne sont pas seulement Vladimir Poutine, Viktor Orbán ou Ilham Aliyev qui se sont empressés de le féliciter, mais également ses partenaires occidentaux, comme Joe Biden ou Rishi Sunak, qui ont tous deux dit « leur hâte » de retravailler avec Ankara au sein de l’OTAN. Emmanuel Macron a, pour sa part, estimé que la France et la Turquie avaient « d’immenses défis à relever ensemble », évoquant notamment « le retour de la paix en Europe, l’avenir de notre Alliance euro-atlantique et la Méditerranée ».

Il est vrai que la Turquie est attendue sur plusieurs fronts. En Méditerranée orientale, poursuivra-t-elle le rapprochement amorcé avec la Grèce dans le contexte de l’empathie suscitée par le séisme ? Par ailleurs, alors qu’elle souhaite acquérir des avions américains F-16, finira-t-elle par consentir à l’entrée de la Suède dans l’OTAN ? Enfin, il est important de rappeler que la Turquie est le seul pays à s’être entremis efficacement auprès des belligérants de la guerre en Ukraine, en leur faisant signer le fameux accord céréalier de juillet 2022. À l’heure où ce conflit entre dans une nouvelle phase, elle reste donc un acteur stratégique incontournable.

* Jean Marcou est membre de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

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