La guerre en Ukraine a rebattu les cartes de la diplomatie et poussé certains États historiquement neutres à revoir leur positionnement. Dès 2022, la Finlande et la Suède ont décidé de réviser leur tradition de non-alignement en posant leur candidature pour devenir membres de l’OTAN.

Si 28 des 30 membres de l’alliance, dont les États-Unis, ont déjà ratifié l’entrée des deux pays nordiques, la Hongrie et, surtout, la Turquie ont pesé de tout leur poids pour freiner ces adhésions. Inversement, certains pays, dont la Suisse, s’accrochent à leur neutralité. Invoquant une interprétation juridique stricto sensu de sa Constitution, Berne refuse que ses munitions puissent servir à l’Ukraine. Cela n’empêche pas le chancelier allemand Olaf Scholz de presser les autorités helvétiques de changer d’avis et de se ranger du bon côté de l’Histoire.

Ces évènements contemporains amènent à s’interroger sur la robustesse de la notion de neutralité face à la realpolitik et au jeu des grandes puissances.

L’Histoire montre bien que, lors des grands conflits, la neutralité devient un concept relatif soumis à un respect très mesuré et à la raison du plus fort. Les exemples foisonnent au cours du dernier siècle.

Pendant la Première Guerre mondiale, les Britanniques, afin d’apporter leur aide militaire aux Serbes, débarquent de force à Salonique et déposent le roi Constantin qui, en vain, invoque la neutralité de la Grèce. En 1940, dans un contexte semblable, les Suédois, faisant preuve à la fois de souplesse et d’opportunisme, mettent leur chemin de fer à disposition de l’Allemagne nazie.

Viol de la neutralité iranienne

Quelques mois plus tard, en août 1941, l’Armée rouge et les forces britanniques violent la souveraineté de l’Iran alors même que les États-Unis avaient, quelques mois plus tôt, affirmé le caractère sacro-saint de ce principe. La raison invoquée ? La menace constituée, selon les Alliés, par la présence d’une colonie allemande sur leur territoire. En réalité, l’Iran de l’empereur Reza Chah est loin d’être un allié des puissances de l’Axe, mais la « neutralité » affichée et revendiquée par le vieux royaume ne l’empêche pas d’être entraîné dans l’engrenage de la guerre et du jeu des puissances, particulièrement en raison de sa position géopolitique et de ses ressources stratégiques, notamment pétrolières.

Sur le moment, rares sont ceux à s’émouvoir du viol de la neutralité iranienne même si, sur place, l’intervention alliée suscite la colère populaire. Quelques autres nations neutres, la Suisse en tête, s’inquiètent timidement que soit transgressé ce principe, qui sera l’un des fondements de la charte des Nations unies. Iranologue et spécialiste du droit des pays neutres, Joan Beaumont reconnaît aujourd’hui qu’« il y a un décalage entre l’utilisation de la force par la Grande-Bretagne contre l’Iran, sa conduite pendant l’occupation et sa prétention à représenter un ordre moral supérieur dans les conduites des relations internationales ». Mais l’Histoire n’est-elle pas écrite par les vainqueurs ?

Soucieux de faire oublier ce non-respect de la neutralité iranienne, Winston Churchill et les Alliés ont donné à cette opération le nom de « Pont de la victoire ».

Dans la mémoire des Iraniens, pour lesquels il n’y eut ni « pont » ni « victoire », cet épisode reste gravé comme une défaite humiliante qui n’a cessé de charrier leur méfiance et leur rancœur à l’égard des grands de ce monde.

À leurs yeux, le scandale est d’autant plus grand qu’au cours de cette même guerre, les Britanniques ont laissé toute liberté aux Espagnols, aux Turcs et aux Afghans, également non belligérants, d’entretenir librement des relations avec le Troisième Reich. La Turquie déclare la guerre à l’Allemagne quelques jours seulement avant la fin de la Seconde Guerre mondiale sans que sa souveraineté ait jamais été remise en question par les Alliés. Quant à l’Afghanistan, Hitler maintint sa légation à Kaboul jusqu’en 1945, quatre ans après l’occupation de l’Iran, sans que les Alliés s’y opposent.

D’autres exemples montrent le caractère fluctuant du respect international de la souveraineté des États pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte similaire à celui de l’Iran, la volonté du roi Farouk de tenir l’Égypte à l’écart du conflit mondial est considérée par la Grande-Bretagne comme un signe de trahison envers les Alliés. Londres feint de voir dans ce souci de neutralité la preuve que Farouk est lié aux forces de l’Axe. Parfois, ce sont les États eux-mêmes qui, sans scrupules, décident de violer leur propre neutralité. Ainsi, en 1943, le Portugal loue l’archipel des Açores aux Américains pour la durée de la guerre. Pour reprendre l’expression de Richard Werly, la question se pose aujourd’hui de savoir si la neutralité suisse sera la prochaine « victime collatérale » d’un conflit international.

Tous ces exemples illustrent la relative précarité du statut de neutralité dans le contexte des grands conflits mondiaux et semblent indiquer que le droit international n’a pas beaucoup de poids lorsque les grandes puissances exercent la loi du plus fort.

* Pierre Pahlavi vient de publier, aux éditions Perrin, Le Pont de la victoire : l’Iran dans la Seconde Guerre mondiale.

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