Lorsqu’une menace est immédiate et catégorique, nous avons la capacité intuitive de mettre les choses en perspective. Une personne est devant vous, pointant un pistolet : « Haut les mains ! » Dans l’instant même, adrénaline, sueurs, yeux fixés : il n’existe aucun flou. On départage l’absolu du relatif : la vie, la sécurité, c’est l’absolu. Le portefeuille, la montre, le cellulaire, ce n’est rien.

Il est beaucoup plus difficile de percevoir et concevoir les menaces sinueuses, lentes ou indirectes, même si celles-ci ont le même but coercitif que le pistolet, celui de limiter notre liberté et dicter nos actions. Les menaces auxquelles fait face le Canada ne ressemblent pas nécessairement à celles de l’Ukraine, mais elles sont étroitement liées. Nos institutions, notre économie et notre influence dans le monde se font attaquer quotidiennement à coup de mille petites coupures : ingérence dans nos systèmes démocratiques, guerres commerciales, manipulation de l’opinion publique par la désinformation disséminée dans les réseaux sociaux par des gouvernements étrangers qui nous veulent du mal, l’ONU qui se retrouve dans l’impasse devant des carnages multiples, crises migratoires causées par le climat et l’injustice économique, prolifération nucléaire, coups d’État dont l’objectif est de faire pencher la balance dans le sens d’une communauté de nations révisionnistes, et encore…

Le jeu de dominos est complexe et le Canada est bel et bien l’un des jetons sur la vague qui s’amène. Elle ne semble pas affecter notre quotidien, car elle agit plus loin de nos sens et de notre intuition. Comme une grenouille qui se baigne dans une eau tiède et qui n’en sort pas alors que l’eau se met à bouillir, saurions-nous ressentir le changement progressif de la température ? Pourtant, ça bout déjà un peu partout, petit domino ici, petit domino là, en Ukraine, au Sahel, à Taiwan, et même à Washington, un certain 6 janvier encore frais dans nos souvenirs.

À défaut de ressentir le danger, il importe au Canada d’au moins le comprendre. Nous ne sommes pas une superpuissance, donc nous devons jouer en équipe, car à nous seuls nous ne pouvons tout freiner.

C’est pourquoi nous nous sommes entourés d’alliés et d’institutions multilatérales pour soutenir un système de lois internationales qui permettent aux nations d’opérer sur un pied d’égalité et de reconnaissance mutuelle. Voilà pourquoi nos engagements à la sécurité collective ne peuvent être de simples jeux de rhétorique et des promesses vagues d’agir ou d’investir dans nos alliances. Si nous voulons être à la table, consultés et impliqués, ça prend plus que des paroles : un siège au Conseil de sécurité ? Désolé. AUKUS (l’accord de coopération militaire entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis) ? Complet. Quel sera le prochain rejet ?

Le coût de ne rien faire

Nos politiciens peinent à nous convaincre de son importance ou à « vendre » l’idée aux Canadiens. Certains préfèrent ne pas s’y prendre du tout, par peur que ce fameux 2 % du PIB en dépenses militaires fasse frissonner. En réalité, bien que ça semble énorme en termes absolus, ce chiffre n’est rien en termes relatifs. D’abord, car la sécurité n’a pas de prix. Mais pour ceux qui insistent à lui en donner un, il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle. Il est faux de croire que pour acheter des avions de chasse ou des navires, il faut augmenter les taxes ou faire des coupes en santé ou cesser d’asphalter les routes. Ceux qui calculent ainsi oublient de considérer l’inverse : le coût de ne rien faire, le risque d’une économie mondiale détruite par une vague de conflits armés ou commerciaux. Quelle part du PIB cela représenterait-il pour le Canada, un pays qui exporte autant ?

L’économie interne d’un pays est circulaire. Il ne faut pas penser en termes de « dépenses » militaires. C’est le mauvais mot. Il s’agit d’un « investissement » dont les retombées sont massives et diversifiées.

Côté économique, on y génère une innovation technique et scientifique à la fine pointe qui dégage une plus-value non seulement militaire, mais aussi pour une utilisation commerciale, pensons aux technologies qui ont changé le monde : la radio, l’aviation, les microondes, l’internet, le GPS, tous développés et perfectionnés par l’investissement en défense.

Au-delà de son objectif premier, le principe que le Canada a un important rôle à jouer pour façonner un monde qui protège les droits de l’homme contre les pays révisionnistes et revanchards qui s’en moquent. Ces investissements représentent aussi un levier pour une économie dirigée partielle qui pousse certaines innovations clés qui pourraient éventuellement édifier l’économie de demain : une aviation et une flotte à énergie propre et renouvelable, la construction d’infrastructures à zéro émission sur les bases militaires pour créer un modèle pour les villes de demain, et sans parler des technologies que nous n’avons pas encore commencé à imaginer.

La qualité de vie que nous avons au Canada n’est pas un fait accompli, mais plutôt un fait qu’on accomplit. L’État de droit n’est qu’une idée. Son existence est rattachée entièrement à ce qu’on l’incarne dans la pratique, dans nos institutions et dans leur liberté d’agir au nom de valeurs humaines et de principes de bonne gouvernance inscrits dans notre Constitution. Il y a mille façons de perdre cette liberté, mais il n’y a qu’une seule façon de la garder : la protéger.

Heureusement, ce pistolet hypothétique au point de départ, je ne l’ai jamais vécu. Mais c’est la force de lois et institutions qui en ont fait ainsi.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion