Une des nombreuses images ayant frappé l’imaginaire pendant cette semaine tristement historique aux États-Unis est survenue non pas lors de l’inculpation de Donald Trump, mais la veille. On y voyait un écran transmettant le discours en temps réel du président Joe Biden sur sa politique économique et, juste à côté, les projecteurs de toutes les chaînes d’information câblées américaines étaient braqués sur l’avion de l’ex-président ne faisant qu’atterrir à New York.

Politiquement, cette dynamique est à l’avantage de Biden – à l’instar de la campagne de 2020, qu’il a remportée en restant largement dans le sous-sol de sa résidence et en laissant Trump attirer l’écrasante majorité de l’attention (négative) sur lui.

Or, pendant que l’on s’intéressait peu à l’actuel président, choisissant de décrier le climat d’extrême clivage alimenté par son prédécesseur, on s’intéressait encore moins à un autre Joe qui devrait mériter notre attention : le sénateur démocrate de la Virginie-Occidentale Joe Manchin.

Manchin en est actuellement à son troisième mandat au Sénat, après en avoir exercé deux comme gouverneur de cet État longtemps profondément démocrate et étant devenu un des plus importants bastions électoraux de Trump. S’étant fait élire comme sénateur en 2010 avec la promesse d’être une véritable voix modérée, susceptible de se rallier à la fois à son parti et à celui adverse, il a tenu son engagement. Depuis plus d’une décennie, le bilan des votes de Manchin au Sénat se situe pile-poil entre le noyau du caucus démocrate et celui du caucus républicain.

Il fait partie du groupe désormais minuscule – composé de 3 élus sur 100 au Sénat américain, les deux autres étant les républicaines Susan Collins du Maine et Lisa Murkowski de l’Alaska – osant à répétition défier l’orthodoxie de leur parti sur des enjeux majeurs. De façon remarquable, Collins et Murkowski ont toutes deux annoncé publiquement la semaine dernière qu’elles appuyaient la réélection de Manchin, un démocrate, en 2024. Cela suit l’appui public que leur avait également conféré Manchin, lors de leurs campagnes de réélection respectives en 2020 et 2022.

Malgré ce soutien, à l’ère de l’extrême clivage, le fait de bouder la ligne de parti pourrait ne pas suffire à se faire réélire. Être un démocrate dans un État républicain menace de sonner le glas de la carrière politique de Manchin.

C’est dans ce contexte qu’il y a quelques jours, lorsque questionné sur le sujet, Manchin a laissé la porte grande ouverte à la possibilité de lancer une candidature présidentielle indépendante, faisant appel au centre de l’électorat américain.

D’un point de vue stratégique, les chances de succès de Manchin – comme celles de tous les candidats non affiliés à l’un des deux partis majeurs depuis des générations – seraient négligeables. L’impact le plus probable d’une candidature indépendante serait sans doute d’aller gruger disproportionnellement des voix dans la colonne de Joe Biden.

Cette possibilité, combinée à « l’hérésie » répétée de Manchin, font de lui une figure mal-aimée par l’aile gauche du Parti démocrate.

Or, ce n’est pas simplement, comme le répètent certaines têtes sages, que le parti a besoin de Manchin pour pouvoir même espérer conserver son siège en Virginie-Occidentale, et par le fait même sa courte majorité de 51 à 49 au Sénat en 2024. C’est, de façon immensément plus importante, que le système politique américain a besoin d’élus comme Manchin pour pouvoir même espérer fonctionner.

Contrairement au système parlementaire britannique, qui concentre les pouvoirs entre les mains du premier ministre et réduit largement la joute parlementaire à une opposition entre « blocs » homogènes de partis, le système américain est conçu sur la base du compromis.

L’un de ses pères fondateurs les plus importants, James Madison, voyait, dans le fait de pousser différentes factions à continuellement négocier, la façon la plus saine et la plus stable de gérer les affaires d’une nation aussi vaste, hétérogène et complexe.

D’où l’existence d’un système de poids et de contrepoids – et d’un gouvernement dont presque toutes les réalisations majeures du dernier siècle ont été bipartisanes.

Ce n’est pas un hasard si, depuis les dernières années, les menaces de paralysie de l’État américain se multiplient parce qu’on ne parvient pas à s’entendre pour passer un budget, si les luttes autour des nominations à la Cour suprême sont devenues si âpres et, oui, si les élections et les résultats électoraux sont si contestés.

Dans le système américain, polarisation rime avec dysfonction.

Les démocrates ont besoin de Joe Manchin. Et je ne parle pas ici des adeptes du Parti démocrate – mais des adeptes de la démocratie américaine.

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