Vous vous souvenez de l’époque, pas si lointaine, où les concepts de vérité et de fausseté étaient l’affaire des profs de philosophie ?

C’était l’époque où, dans une institution comme la mienne, les élèves les plus curieux se laissaient aller à des expériences de pensée saugrenues portant sur des thèmes qui opposaient le réel et l’irréel pendant que les autres, terre-à-terre, attendaient patiemment la fin du cours afin de mieux mobiliser leurs efforts pour des leçons d’économie ou de droit, susceptibles, quant à elles, d’avoir une quelconque utilité dans leur vie. C’était la belle époque.

Mais voilà, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA), les choses ont bien changé. La lettre du 29 mars, cosignée par plusieurs développeurs et intellectuels imminents (Musk, Wozniak, Harari et autres) réclamant un moratoire sur le développement d’IA plus puissantes que GPT4, témoigne de la profondeur des bouleversements de société auxquels il nous faut désormais réfléchir.

Nous ne sommes pas, comme certains voudraient nous le faire croire, devant de simples robots conversationnels, mais des entités d’une puissance inouïe dont les effets disruptifs dans une multitude de champs d’activité humaine sont encore, dans une large mesure, inconnus.

Que l’on pense à cette image virale du pape vêtu d’un manteau stylisé créée par Midjourney ou à l’entrevue mettant en scène Justin Trudeau et Joe Rogan créée avec l’aide d’une autre IA, le même constat s’impose. Les risques d’une utilisation malveillante sont bien réels. Des scénarios comme la diffusion d’une vidéo de Vladimir Poutine annonçant que la Troisième Guerre mondiale a débuté ou l’arrivée, dans votre boîte de courriels, d’une photo convaincante de vous-même en pleine action avec un(e) prostitué(e) ne nécessitent plus de progrès techniques autant qu’un travail d’assemblage à partir de possibilités existantes.

Lorsque ces images, vidéos et textes fabriqués par IA circuleront à travers des boîtes de messagerie, fils d’actualité et réseaux sociaux, à qui ferons-nous confiance ? Si plusieurs évoquent une possible chute civilisationnelle, c’est, entre autres choses, en raison d’une attaque sur ce concept qui sert de pierre angulaire à nos sociétés : la vérité. On la croyait l’affaire des philosophes, on se rend compte, avec l’arrivée de ces entités, qu’elle assure la cohésion sociale, permet le maintien des États de droit et participe au bon fonctionnement de l’économie.

Plagiat et fraude

Si les possibilités associées à une utilisation malveillante des IA ne sauraient vous inquiéter, il faut savoir qu’il n’est absolument pas nécessaire d’avoir des gens investis par un désir de faire du mal pour produire des effets délétères. C’est ici que les choses sont plus troublantes.

La question de la fraude et du plagiat au sein des écoles, extraordinairement facilités par l’arrivée de l’IA, a fait, avec raison, couler beaucoup d’encre au cours des derniers mois. L’une des fonctions fondamentales du système d’éducation est d’attester de l’acquisition de certaines capacités et compétences avant que l’on autorise quelqu’un à faire certains gestes et à occuper diverses fonctions névralgiques en société.

Devant les possibilités nouvelles qui s’offrent en ligne, plusieurs de mes collègues sont revenus à des évaluations en classe, seule manière que nous voyons de garantir que l’épreuve à laquelle nos élèves sont conviés a été réussie grâce à leurs propres capacités.

Pourtant, le cégep à distance a le vent dans les voiles et cumule annuellement, à l’heure actuelle, des dizaines de milliers d’inscriptions⁠1. Comment maintient-on l’équité dans un processus d’évaluation à distance ? Que valent désormais les diplômes acquis d’une telle manière ? Entre les murs de l’établissement bien réel où j’enseigne, plusieurs élèves me confiaient récemment, devant leurs notes plus faibles que celles de leurs collègues qui avaient utilisé des IA pour réaliser leurs travaux à la maison, qu’eux aussi, à l’avenir, feraient appel à leurs services. Est-ce de mauvais élèves ou des jeunes réalistes qui s’en remettent, compte tenu du décalage qui prévaut entre les façons de faire d’un système dépassé et le monde actuel, à une stratégie adaptative pertinente ?

Plus grave encore est l’attitude jovialiste qui s’est emparée de plusieurs au sein de nos institutions. Ainsi entend-on certains pédagogues proclamer, par les temps qui courent, que les connaissances déclaratives auxquelles nous accordions jadis de l’importance doivent désormais être remplacées par des capacités nouvelles d’esprit critique sur lesquelles il nous faudrait miser dans les relations inévitables que nous entretiendrons avec ces machines. Ce qui est googlable n’aurait donc plus sa place dans un examen.

Une question comme ça… Comment diable une personne est-elle censée être en mesure de faire preuve d’esprit critique au sujet d’une réponse obtenue par une IA si elle ne détient pas, à la base, un corpus de connaissances déclaratives solides nécessaires à la construction d’un savoir plus élaboré, lui-même impliqué dans la mobilisation de cette capacité intellectuelle de haut niveau qu’est le jugement critique ?

L’arrivée de ces IA nous force à poser ces questions que nous avons trop longtemps balayées sous le tapis, celles qui portent sur les fondations de notre société, qui fixent les assises du système d’éducation. Que signifie, dans ce contexte nouveau, cet idéal que nous poursuivons consistant à amener des individus à penser par eux-mêmes ? Comment au juste le fait de penser par soi-même doit-il se manifester ? Quelle place nous faut-il faire à la culture générale ? S’il est technologiquement possible de virtualiser l’apprentissage et de le joindre à de telles puissances technologiques, est-ce souhaitable ? Quel sens nous faut-il donner à cette idée qui court consistant à s’adapter à l’IA ?

Sachant qu’il nous est impossible de remettre le génie dans la bouteille et que les menottes, si elles tiennent, ne sauront le contenir bien longtemps, il y a urgence pour notre société de se donner des lignes directrices. S’adapter ne veut rien dire. L’improvisation et le bricolage ne peuvent plus durer. Il faut déterminer ce qui nous importe et élaborer un plan pour y arriver.

1. Lisez l’article du Devoir : « Plus d’encadrement réclamé pour la formation à distance au collégial » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion