Dans une décision publiée le 7 février dernier, le juge Lukasz Ganozik de la Cour supérieure conclut que le règlement de zonage de la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, qui empêche la construction d’un lotissement résidentiel dans le boisé des Hirondelles, aurait « pour effet d’exproprier » le sénateur Paul J. Massicotte1.

Depuis plus d’une décennie, le sénateur tente de réaliser un projet immobilier dans une forêt mature adossée au parc national de la SEPAQ. Ainsi, le Tribunal conclut que le propriétaire a droit à une indemnisation. La Ville désire protéger cet espace vert fragile et d’une exceptionnelle beauté. Le juge estime que même s’il demeure propriétaire, le sénateur Massicotte se trouve privé d’un profit virtuel qu’il pourrait en tirer. La Cour lui reconnaît pour ainsi dire un droit à la spéculation qui requiert une indemnisation. Si cette décision est maintenue, elle aura des effets dévastateurs pour les municipalités comme la mienne qui ont compris l’importance et la valeur de la protection de nos milieux naturels.

La réglementation de ma municipalité respecte les pouvoirs que Québec a donnés aux villes pour assurer la protection et l’aménagement durable de son territoire.

Mais qu’est-ce que peut bien signifier un pouvoir si l’utilisation légitime de ce dernier nous expose à devoir généreusement indemniser des gens qui vivent de la spéculation immobilière sur le dos de l’environnement ?

La grande majorité des municipalités n’a pas les capacités financières d’offrir de telles compensations. La perspective de devoir payer des millions pour exercer leurs droits les empêche de fait de mettre en œuvre leurs pouvoirs en matière de protection de l’environnement.

Au cœur de cette question s’oppose le droit collectif (environnement) au droit individuel (droit au profit spéculatif) et aussi longtemps que nous resterons prisonniers d’une philosophie propriétariste, il nous sera impossible collectivement de mettre en place les mesures environnementales qu’exigent les impératifs de notre époque. Le droit de propriété, plus précisément, le droit de tirer un profit de son avoir, ne provient ni de dieu ni de la nature : il repose sur une convention juridique. Face à l’urgence climatique, nous devons réfléchir à la valeur que l’on devrait y accorder et admettre que ce droit doit être subordonné à des nécessités parfois plus grandes.

Qui plus est, se soucier de l’environnement, cela consiste à protéger la valeur de nos biens à long terme, parfois à l’encontre des intérêts privés qui peinent à voir plus loin que le bout de leur nez. Pourtant, les promoteurs possédant des milieux naturels sont encore nombreux à s’imaginer que leurs possessions leur confèrent un droit à l’enrichissement envers et contre tous. Et la récente décision de la Cour supérieure semble leur donner raison !

Québec doit rapidement agir

Québec doit donner aux villes les moyens de mettre en œuvre ses pouvoirs en matière de protection du territoire. La Loi sur l’expropriation (LE) doit être réformée afin que les villes puissent acquérir des milieux naturels à leur juste valeur marchande, soit celle qui prend en compte les contraintes réglementaires.

Actuellement, les indemnisations sont déconnectées de la réalité économique puisqu’elles consistent à se fonder sur une fiction : le revenu que pourrait obtenir le propriétaire s’il développait son terrain. Les fonds publics ne devraient pas servir à enrichir des spéculateurs immobiliers.

Après tout, si l’on justifie l’enrichissement d’un entrepreneur notamment par ses efforts et les risques qu’il a pris en investissant ses capitaux, pourquoi la collectivité devrait-elle le dédommager lorsque sa prise de risque n’a pas été fructueuse ?

La fiscalité municipale doit aussi être révisée. L’essentiel des revenus des municipalités provient de la taxe foncière, ce qui encourage l’étalement urbain au détriment d’un aménagement du territoire qui serait en phase avec les impératifs de notre époque.

Il faut donc maintenant adhérer à une vision ancrée dans la réalité où l’humain est indissociable du reste de la biodiversité. Il faut rejeter cette vieille conception qui fait de la nature un pur instrument qui n’a de valeur que si l’on peut en tirer un rendement économique et accepter que le monde dans lequel nous avons émergé ait une valeur intrinsèque inestimable.

Le droit de propriété, corrélat de la liberté individuelle, est important dans nos sociétés. Or, et c’est là que réside un paradoxe de notre époque : s’entêter à lui conférer une trop grande valeur aura comme conséquence de nous empêcher d’en jouir. Refuser de subordonner le droit de propriété à la protection de l’environnement aura comme conséquence de limiter drastiquement les aspirations des générations futures.

Ainsi, ce sont l’ensemble des droits fondamentaux issus de la modernité qui seraient limités, pour ne pas dire annihilés. En effet, comment assurer la liberté, l’égalité, la sécurité et un environnement sain dans un monde profondément perturbé par les changements climatiques ?

1. Lisez l’article d’Éric-Pierre Champagne Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion