Le passé est une source inépuisable d’enseignements. Je suis en France pour quelques semaines, et un débat agite journalistes, experts, commentateurs et diplomates sur l’opportunité ou non d’engager une négociation avec Vladimir Poutine au sujet de l’Ukraine. L’affaire est sérieuse, d’autant plus qu’Ukrainiens et Occidentaux craignent une guerre longue aux résultats indécis.

La question semblait avoir été tranchée lorsque le président Volodymyr Zelensky a fermé la porte à toute discussion avec Poutine à la suite de la découverte il y a quelques mois de centaines de cadavres d’Ukrainiens exécutés après avoir été torturés. Les images des charniers ont fait le tour du monde et, de façon bien compréhensible, ont durci l’attitude de l’opinion publique et des gouvernements envers la Russie. Sur les plateaux de télévision et dans les rubriques éditoriales, les camps se sont formés. Le front du refus de négocier avec Poutine rassemble à peu près tout ce qui parle et écrit et occupe 99 % des places.

Il y a bien quelques commentateurs qui osent penser autrement même s’ils sont soupçonnés d’être prorusses ou, pire encore, d’être des Munichois, ce stigmate rappelant ces dirigeants occidentaux qui, réunis à Munich en 1938, pensaient obtenir la paix avec Hitler en sacrifiant la Tchécoslovaquie. Aujourd’hui, c’est Hitler/Poutine contre le reste du monde, il faut donc choisir son camp.

Le camp de la négociation rejette cette dichotomie. Il compte des gens tout aussi intelligents que dans le camp d’en face et qui méritent qu’on les écoute.

L’universitaire Bertrand Badie, le géopolitologue Pascal Boniface, le sociologue Mathieu Bock-Côté, l’ex-diplomate Gérard Araud et quelques autres rappellent une évidence : pour faire la paix, on ne négocie pas avec ses amis (quoique parfois cela soit nécessaire), mais avec ses ennemis. Et si on veut éviter le pire dans cette sale guerre en Ukraine, on ne doit exclure personne du champ de la discussion.

Le cas Milosevic

Le camp du refus croit que tout contact avec Poutine est une forme de renoncement et, qu’à terme, l’Occident finira par s’accommoder du dictateur. C’est possible. L’histoire est ainsi faite. Pourtant, il existe au moins un exemple historique où l’Occident a négocié avec un bourreau pour obtenir la paix et s’est ensuite emparé de lui pour le traduire en justice : Slobodan Milosevic, un des dirigeants de l’ex-Yougoslavie.

Milosevic a dirigé la Serbie de 1989 à 2000 pendant la décennie noire où l’ex-Yougoslavie a éclaté. Il a soufflé sur les braises du nationalisme ethnique afin de maintenir l’unité du pays, mais devant la détermination de la Croatie et de la Bosnie à devenir indépendantes, il a déclenché des guerres contre ces pays pour leur arracher les territoires à majorité serbe. Après trois ans (1992-1995) de massacres et de tueries, les Occidentaux, menés par l’OTAN, l’ont forcé à signer la paix avec ses ennemis lors d’une cérémonie à Paris sous la présidence de Jacques Chirac.

Quatre ans plus tard, en 1999, il a récidivé en refusant aux Kosovars leur indépendance. Encore une fois, l’OTAN est intervenue en menant contre le territoire serbe une campagne de bombardement pendant trois mois alors que la procureure générale du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Louise Arbour, inculpait le président serbe pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Finalement, en juin 1999, Milosevic a cédé. Il a retiré ses troupes du Kosovo et accepté de mettre fin à la guerre. Deux ans plus tard, alors qu’il venait d’être battu à l’élection présidentielle, le nouveau gouvernement l’a livré à l’OTAN, qui l’a remis au Tribunal.

Aucune situation n’est similaire. La Russie n’est pas la Serbie et personne n’envisage sérieusement une campagne de bombardements de l’OTAN sur Moscou pour obtenir la tête de Poutine.

En 1995, au sujet de la Bosnie, et en 1999, au sujet du Kosovo, la diplomatie occidentale a cherché la moins mauvaise des options pour obtenir la fin des tueries, la paix et la justice.

Elle a atteint ses trois objectifs. Et la paix, certes fragile, règne dans les Balkans depuis un quart de siècle. Ce n’est pas rien.

Alors, le camp du refus peut bien se draper dans une posture morale qui la fait bien paraître sur les plateaux de télévision, mais c’est là une « tentative hypocrite de détourner les yeux d’un monde qu’il ne veut pas voir » et qui est de plus en plus brutal, écrit l’ex-ambassadeur Araud dans une tribune publiée par l’hebdomadaire Le Point. Face à la Russie, nous n’avons pas d’autre choix que de « parler avec le diable », écrit-il. Avec comme espérance que l’Ukraine obtienne un jour la fin des tueries, la paix et la justice.

* M. Coulon publiera au début du mois de mars Ma France. Portraits et autres considérations (Éditions La Presse)

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