Il fallait qu’ils en parlent. Il fallait que j’en parle aussi. Entre le début et la fin de mon cours, mercredi midi, on confirmerait dans les médias qu’il y avait eu deux enfants morts à la garderie de Sainte-Rose, et que tout portait à croire à un geste intentionnel. Mais dès que j’ai mis les pieds dans le cégep, je savais déjà que nous devions avoir une discussion là-dessus. L’urgence de la réflexion est un instinct qu’il faut toujours écouter, et l’écarter par deux mots, « maladie mentale », ne satisfait personne.

C’était sur toutes les lèvres et dans tous les corridors de l’esprit, dans tous les visages et tous les cœurs soudainement mis au grand air. Laval n’était plus le même mercredi quand je suis sorti du métro Montmorency, alors que je me rendais au travail pour donner mes petits cours de philo 101.

Nous avons discuté, dans notre ignorance de tous les faits, à savoir si ça pouvait être un geste voulu. Nous avons comparé la valeur relative d’une vie de 2 ans par rapport à une vie de 80 ans. Y a-t-il une différence ? Nous avons eu envie de dire que oui, mais nous nous sommes rendu compte que ça ne fonctionnait pas, dans le groupe de l’après-midi, grâce à cette cégépienne qui a souligné la dignité intrinsèque de la vie humaine et la souffrance incommensurable engendrée par la mort. Nous avons discuté de la punition, de la possibilité de réhabilitation et de responsabilité civile, quand cette autre élève a raconté un crime dont elle avait été témoin.

J’ai évoqué avec émotion mon propre fils de 2 ans, puisque j’étais le seul dans la salle qui avait un enfant, lui que j’ai retrouvé au soir avec une larme à l’œil, comme tous les parents du Canada sans doute.

Puis un élève a fait écho à cette fameuse phrase, prononcée par sa mère la veille justement, à savoir qu’il n’y a pas de douleur plus grande pour un parent.

Moi qui retourne à l’enseignement ces jours-ci après une longue pause, et qui me questionne parfois sur la pertinence de la caverne de Platon pour un jeune de 17 ans, je me suis dit : voilà. Sans le cours de philo, il ne leur aurait resté à certains que le corridor et la rumeur pour faire face à l’urgence de réflexion qu’ils ressentaient tout autant que moi.

Toujours me revenait en tête cette image, le cul du bus qui sort de l’édifice éventré. Tout ce qui est venu après m’importait peu, l’homme barbare maîtrisé par des pères vaillants, c’est important, bien sûr, mais je me posais toujours cette question, celle issue de mes tripes qui tressaillent encore le lendemain : pourquoi ça nous affecte autant ? J’ai pensé à cette phrase dans le film Polytechnique de Denis Villeneuve, prononcée par Karine Vanasse, « j’ai mal pour toutes les femmes du monde ». J’ai mal pour tous les parents du monde.

J’ai longtemps montré ce film en classe. C’était trop lourd alors j’ai arrêté, mais le hasard a voulu que je l’évoque mardi dans un autre groupe, et que cinq personnes lèvent la main pour avouer qu’elles ne savaient pas ce qui s’était passé le 6 décembre 1989. Je recommencerai à le montrer au retour de la relâche, certes plus méritée qu’à l’habitude cette année à Laval.

Je me pose la question de savoir si ce qui s’est passé mercredi est du même ordre que Polytechnique. Est-ce que ça mérite des politiques claires, comme celles du contrôle des armes à feu qui ont suivi la tuerie de 1989 ?

Est-ce que ça demande une réorientation philosophique de la société, comme en 1989 ça demandait une remise à l’avant constante des questions féministes ? Est-ce que ça demande un grand débat public sur la notion d’islamophobie, comme celui prié par la tuerie à la grande mosquée de Québec ? Rappelons le débat de l’heure grossier de la semaine dernière : c’est une notion dont certains ont eu l’énorme culot, à peine quelques années plus tard, de remettre en question l’idée même.

J’étais en classe mercredi soir et je me suis retrouvé à dire à mes élèves que ce qu’on ressent en ce moment, ce sentiment de l’impossible devenu réalité, c’est ce qu’on sentait lors des premières tueries scolaires, alors qu’ils n’étaient même pas nés. Aujourd’hui, ce sentiment s’est évaporé. Au cégep Montmorency lui-même, on a vécu un confinement lié à une fusillade à l’automne. Je n’enseignais pas, mais les cégépiens en parlent presque avec détachement cet hiver. « J’étais embarré dans ma classe pendant six heures », « moi aussi ». Alors que ça me semble énorme de traumatisme, dont chacun doit être encouragé sans cesse à discuter, parce que ça me semble remettre en question l’essence de ce qu’est l’école : le safe space par excellence, au sens premier du terme. Un endroit où on est en sécurité grâce au savoir et au dialogue, qui remplacent en ce lieu la police.

Je leur ferai passer leur premier examen dans deux semaines, et ceux qui lisent le journal auront la question d’avance. Si Polytechnique est un féminicide de masse, et la tuerie de la grande mosquée un multiple meurtre anti-musulman, qu’est-ce qui s’est passé mercredi sur le plan conceptuel pour que ça soit du même ordre, et donc aussi bouleversant ? Parce que ce l’est. Je ne ferai pas semblant d’avoir la réponse, et j’ai hâte de les lire.

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