Dans son excellent éditorial, Stéphanie Grammond nous parle de l’utilisation de la disposition de dérogation⁠1. Cela suscite le commentaire suivant.

Dans les années 1930 et avant, des populistes ont été élus au pouvoir en Italie puis en Allemagne. Rapidement, ils ont accaparé un pouvoir absolu en prétendant qu’ils agissaient au nom du peuple. Puis, ils ont exclu de ce peuple des minorités religieuses, linguistiques et sexuelles, d’abord en limitant leurs droits économiques et civiques, puis en leur interdisant de séjourner sur le territoire. Finalement, le droit de vivre leur a été enlevé.

En même temps, tout intellectuel, tout adversaire politique qui osait s’exprimer contre les forces au pouvoir courait le risque de persécution, légale ou autre, d’internement et d’exécution. Finalement, une guerre de conquête a été lancée afin de garantir un espace vital au peuple allemand.

Je vous épargnerai ici la description des horreurs commises au nom du peuple. La Seconde Guerre mondiale a été un désastre inégalé. Les exactions à l’intérieur de l’Allemagne l’étaient autant.

En 1948, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il s’agissait d’une réaction évidente aux évènements cités ci-dessus. Après les constitutions française et américaine du XVIIIe siècle, c’était le début d’une nouvelle vague de reconnaissance du besoin de protéger les droits des minorités contre la volonté de la majorité ou simplement contre le comportement de régimes dictatoriaux.

Le Canada a attendu longtemps avant d’entériner cette protection dans sa constitution. Ce n’est en 1982 qu’il a adopté sa Charte des droits et libertés. Le Québec l’avait précédé, avec sa Charte des droits et libertés de la personne adoptée en 1975. Malheureusement, cette dernière n’a pas force de loi fondamentale : tout gouvernement peut la modifier et l’affaiblir par une simple loi adoptée par l’Assemblée nationale. C’est ce qui a été fait récemment, par les lois 21 et 96.

Des notions floues

En exprimant ses objections contre toute contestation judiciaire de ces lois, le premier ministre du Québec prétend agir au nom du peuple et de la nation québécoise. Constatons d’abord que ces deux notions sont floues et définies nulle part en termes légaux. Elles expriment plutôt des volontés politiques et sociales et des objectifs largement partagés et respectables, il me semble.

Or, le gouvernement en place n’a pu compter que sur 41 % des votes en 2022. Même ceux qui ont voté pour le parti au pouvoir devront se demander s’il agit en leur nom quand le Québec contrevient aux libertés de base, aux droits individuels, en invoquant le mirage du peuple québécois.

L’argument souvent entendu est qu’il faut protéger les droits de la majorité. Or, ces droits n’existent pas. Si le gouvernement existe grâce à sa majorité en chambre, cela ne lui confère aucun droit fondamental autre que le droit de gouverner et de légiférer.

L’idée centrale des droits fondamentaux, c’est que la majorité, politique ou démographique, doit respecter les droits des minorités, pas l’inverse.

Parmi les notions centrales de l’État de droit, il y a l’indépendance judiciaire et le respect des jugements des tribunaux. Chaque fois qu’on entend un ministre attaquer en public une décision judiciaire ou le comportement d’un juge dans l’exercice de ses fonctions, les alarmes doivent sonner, les lumières rouges doivent s’allumer.

Également, le devoir des gouvernements est de protéger l’État de droit. Tout ministre de la Justice a le devoir de surveiller si les lois, y compris la Constitution, sont respectées. Dans ce sens, il a un devoir qui dépasse celui d’un simple politicien. L’affaire Wilson-Raybould nous a appris que même un premier ministre (avec ses conseillers) doit se retenir quand il s’agit de l’exercice de cette responsabilité. Il ne s’agit plus simplement de la joute politique et de l’exercice du pouvoir : l’État de droit est en jeu.

Si le ministre de la Justice du Canada a des interrogations concernant l’utilisation de la clause de dérogation, sa décision ne relève pas des premiers ministres. Celui du Canada et celui du Québec doivent se taire, au nom de l’État de droit.

En tête d’une véritable démocratie, le gouvernement du Québec aura le droit de plaider sa cause devant la Cour suprême. Puis, il aura l’obligation de respecter le verdict. Son mandat, réel ou construit, de travailler à l’émancipation continue du Québec n’y change rien.

1. Lisez l’éditorial de Stéphanie Grammond Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion