Selon les médias, le gouvernement canadien pourrait envisager d’accorder à Boeing, sans appel d’offres, un contrat de gré à gré de plusieurs milliards de dollars pour le projet d’avion-multimission canadien.

Si un contrat de gré à gré était effectivement envisagé avec Boeing, cela serait extrêmement préoccupant pour l’orientation des politiques privilégiées par notre pays, ainsi que pour le maintien de la compétitivité de l’un des secteurs les plus essentiels et les plus innovants du pays, l’aéronautique.

Le Canada n’a pas toujours su tirer parti de son pouvoir d’achat pour soutenir l’innovation à l’intérieur de ses frontières. Il y a énormément de possibilités d’amélioration à cet égard. Un rapport de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) aborde cette lacune des politiques canadiennes1. Il y a quelques années, le Conseil consultatif en matière de croissance économique du Canada a recommandé que le Canada se serve de ses marchés publics pour stimuler l’innovation et le développement économique du pays, en misant sur les plus de 100 milliards de dollars de biens et de services que les gouvernements du Canada achètent chaque année2.

Les ramifications de la défense et de l’aéronautique

Les dépenses dans le domaine de la défense ont de très importantes répercussions sur le secteur aéronautique. Les contrats militaires représentent une proportion importante des revenus des grandes entreprises aéronautiques étrangères comme General Dynamics, Dassault, Boeing, Textron, Airbus et Raytheon.

Les marchés publics dans le domaine de la défense confèrent à ces entreprises un avantage certain en matière d’innovation. Ils leur permettent de développer des technologies qu’elles peuvent ensuite transférer à leur entité commerciale pour des applications en aviation civile.

Il existe de nombreux exemples de transferts de technologies des entités de défense de ces entreprises vers leurs entités commerciales : les commandes de vol électriques, ou numériques, de l’avion militaire KC-390 d’Embraer ont bénéficié à son avion civil E2, la technologie du caisson de voilure composite de l’Airbus A400M se retrouve dans l’A350XWB et les matériaux composites développés pour les C-17 et V-22 de Boeing sont utilisés pour son B787.

Les déclarations publiques de Gulfstream et de Dassault, concurrents de Bombardier dans le domaine de l’aviation d’affaires, sont éloquentes.

En 2021, Gulfstream a diffusé la déclaration suivante aux médias, lors du dévoilement de deux nouveaux programmes d’avions : « Grâce à notre société mère, General Dynamics, nous avons été en mesure d’assurer un financement régulier de la recherche et le développement des avions Gulfstream au cours des 15 dernières années.3 »

Absence de consultation

En 2014, le Canada a lancé la Politique des retombées industrielles et technologiques qui oblige les entrepreneurs du secteur de la défense à investir au Canada un montant égal à la valeur de leurs contrats. Pourtant, le gouvernement du Canada ne mène pas de consultations proactives et stratégiques avec sa propre base industrielle dans le but de développer de concert des technologies pour répondre à ses besoins de défense et de promouvoir les exportations, comme cela se fait ailleurs, notamment aux États-Unis, en Europe et au Brésil.

Dans ces pays, les gouvernements agissent fréquemment en tant que premiers acheteurs, ce qui permet aux entreprises de développer des projets de référence ou des modèles de présentation pour l’exportation4. En revanche, l’approche du Canada en matière d’achat de matériel de défense se résume essentiellement à l’utilisation de technologies prêtes à l’emploi.

La mobilisation en amont de la base industrielle du pays, dans le but de favoriser le développement de nouvelles technologies locales, ne se fait pas à une échelle significative au Canada.

Nos concurrents n’ont pas de scrupule à agir ainsi, même dans le domaine civil. Le programme Buy America des États-Unis en est un excellent exemple, mais il existe des politiques similaires en Chine, en Inde, au Japon et au Brésil. En Europe, les partenariats d’innovation permettent à chaque pays membre de travailler avec sa propre industrie pour développer de nouvelles technologies en en devenant leur premier acheteur. La France a récemment eu recours à un tel partenariat pour passer un contrat avec Alstom pour la prochaine génération de trains à grande vitesse (TGV).

Le Canada devrait miser sur les secteurs dans lesquels il détient un avantage comparatif.

L’aéronautique est incontestablement l’un de ces secteurs. Très peu de pays possèdent les compétences nécessaires pour concevoir et construire un avion en intégralité. Le Canada possède cet ensemble de compétences stratégiques, mais nous ne pouvons pas tenir pour acquise notre expertise en aéronautique et nous laisser aller à une attitude complaisante, surtout dans le contexte mondial actuel où protectionnisme criant et politiques industrielles suralimentées sont de plus en plus la norme.

Nous devons nous servir de tout le contenu de la boîte à outils des politiques, et notamment des partenariats d’innovation et des marchés publics stratégiques, pour soutenir notre secteur aéronautique. C’est pourquoi il ne faut pas accorder de contrats, notamment dans le cas de l’avion-multimission canadien, sans une mise en concurrence véritable qui permettra aux solutions canadiennes d’être considérées avec sérieux.

1 Consultez le rapport de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) sur le Plan pour l’innovation et les compétences du Canada (en anglais) 2 Consultez le rapport du Conseil consultatif en matière de croissance économique du Canada 3 Lisez l’article de AirInsightGroup « Gulfstream launches G400 and G800 » (en anglais)

4 Les avions que nous mentionnons ci-dessus, c’est-à-dire le KC-390, l’A400, le C-17 et le V-22, sont des exemples concrets.

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