Nous avons demandé à différentes personnalités ce qu’elles souhaitaient pour la nouvelle année. Aujourd’hui, les vœux de Simon Boulerice.

Le grand écrivain français Christian Bobin nous a quittés en novembre dernier. Pour annoncer sa mort, son éditeur, Antoine Gallimard, a écrit : « Lisons Bobin, il nous soigne de la tristesse. » J’adhère à cette idée que son écriture, portée sur les émerveillements du quotidien, faisait du bien. Elle réchauffait, exactement comme une boisson chaude, mais sans guimauve.

J’ai découvert cet auteur via un prof de littérature au cégep de Saint-Laurent. À l’annonce du décès de Bobin, cet homme-joie, j’ai tout naturellement rouvert ses livres, et en particulier celui qui a été ma porte d’entrée pour son œuvre : Autoportrait au radiateur, un journal où il collige ses détresses, mais surtout ses enchantements. Et au rayon des émerveillements, il y en a un que je n’ai jamais oublié. Bobin décrit un homme au bowling qui ne fait que des dalots, et qui rit de sa maladresse dans une joie bouleversante. Un prince des mauvais élèves. « Sa gaieté me suit longtemps après dans la soirée : le paradis doit ressembler à cette scène de la vie frivole. Le paradis doit être fait de ce mélange-là, exactement : une joie et une maladresse enfantines, avec, dans les lointains, les vérités éternelles comme des quilles sereines, inébranlables. » À 18 ans, quand j’ai lu ces mots, j’entrais dans la vie adulte et je me disais : je veux devenir cet homme capable de s’extasier devant le miracle de vivre. Et ce miracle inclut tous les dalots du monde. J’ai eu 40 ans cette année et mon émerveillement se porte bien. Merci, Bobin ; voir mes boules dévier dans les tranchées m’arrache souvent un lot de rires.

C’est aussi à 18 ans que j’ai commencé à surligner dans mes livres au marqueur bleu, et j’aime aujourd’hui prendre des nouvelles de ce qui m’a touché par le passé. Relire en surlignant d’une autre couleur pour mesurer mon évolution d’humain. Ce qui me touchait à l’époque me contourne parfois maintenant, alors que souvent, ce qui me semblait banal prend tout son sens aujourd’hui. Un passage a été doublement souligné – par le Simon que je suis et celui que j’étais : « Dans la cuisine, deux roses sont en grande conversation, appuyées l’une sur l’autre. Quand je quitte l’appartement, je les regarde et j’ai la sensation de partir en laissant la lumière. »

Je regarde dans un verre une rose séchée qui monologue devant moi, quelque part dans ma bibliothèque. Cette fleur, bien que décrépite, représente le plus beau de mon année et de mon époque.

Flashback : il y a deux mois, je suis allé voir JS Tendresse à la Place des Arts, un spectacle qui donnait des frissons. J’ai eu droit à un pot-pourri vocal des plus belles tessitures de mon enfance : Martine St-Clair, Marie Carmen, Marie Denise Pelletier, Johanne Blouin, Joe Bocan… À un certain moment, durant la représentation, la flamboyante Joe a lancé des roses dans le public. J’étais loin de mon profit, mais j’avais le cœur en joie, dans les rangées plus au fond.

Après le spectacle, dans le hall, un homme m’a souri, excité de me reconnaître de la télé. Je l’ai vu chuchoter quelque chose à l’oreille de sa femme, lui reprendre la rose qu’il avait probablement attrapée et qu’il lui avait offerte, après que celle-ci eut opiné de la tête, complice. Il s’est alors avancé vers moi en me tendant la fleur, puis m’a dit : « J’t’aime beaucoup. Je sais pas si ça se fait, qu’un homme donne une rose à un autre homme, mais ça me tente. » Je lui ai répondu : « Ça se peut certain. » Sa femme, au loin, m’a envoyé la main, fière du geste de son mari. Je suis sorti du théâtre en lévitant, comme si c’était une rose à l’hélium.

Plus tard, dans le métro, en route vers ma station, un jeune homme, visiblement alcoolisé, le menton lové contre la tête de sa copine, nous dévisageait, ma rose et moi. Tellement que j’en étais mal à l’aise. Furtivement, j’ai eu la vision qu’il allait se lever et me tabasser. Une rose dans les mains, ce n’est pas une armure de taille. Ni une arme sérieuse. Le jeune homme a fini par me parler. « T’as-tu une date à soir ? Tu vas donner ça à une fille ? » m’a-t-il demandé, amusé. Et j’ai décidé de répondre avec honnêteté : « Non, un homme vient de me l’offrir. »

Dans ma tête, les inquiétudes se percutaient comme des balles de bingo dans un boulier : pourquoi ne pas avoir menti ? Il va certainement me tirer par le collet. Me pousser au sol. M’arracher ma rose. Me mépriser. Mais au lieu de quoi, il a répondu, tout sourire : « Wow ! Encore mieux ! Chanceux, le gars ! » Chanceux, oui.

En rentrant chez moi, j’avais déjà décidé que cette rose aurait une vie prolongée au-delà de son flétrissement. Cette fleur, même fripée, monologue dans son verre avec sa voix chevrotante de personne âgée. Mais l’important est là : sa vue, comme les livres de Bobin, me soigne de la tristesse ambiante.

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