Un jour, un homme que j’aime m’a dit que le bonheur, c’est une femme qui chante dans la maison que l’on habite. Quand j’ai entendu cette phrase, « c’est entré comme un clou, un couteau dans patate, la suture a t’nu l’coup, let’s drink to that », comme l’écrit si bien Desjardins dans la finale de sa chanson Et j’ai couché dans mon char.

Entendre une femme chanter dans la maison.

Pourquoi cette phrase dite par un homme que j’aime m’a-t-elle remuée l’couplet ? Parce que la femme dont il était question c’était moi et que, quoi que j’aurais aimé chanter tous les jours dans ma vie, je n’ai pas souvent pu.

Je pense souvent à cette phrase et quand on m’a demandé d’écrire un texte pour formuler mes souhaits, c’est celui-ci qui m’est apparu comme étant le plus important : que les femmes chantent souvent.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Marcia Pilote

Je sais exactement ce qu’il faudrait pour que mon vœu puisse avoir la chance d’être exaucé : que l’on accorde du temps collectivement à comprendre ce qui empêche les femmes de chanter.

On en parle sans le savoir quand on discute de la charge mentale, mais tant qu’on ne fera que dénoncer le fait que les listes de choses que les femmes doivent gérer, superviser et accomplir s’allongent d’année en année, on sera loin du moment où l’on entendra les premières notes mélodieuses de bonheur sortir de leur bouche.

Longtemps je n’ai pas chanté dans les maisons que j’ai habitées et partagées, trop préoccupée à gérer les moindres détails de la maisonnée qui abritait parfois jusqu’à six enfants. Et que personne ne vienne me dire qu’il m’aurait fallu déléguer ou me mettre moins de pression sur les épaules, parce que je lui fais avaler mon balai et le porte-poussière avec.

Question : mais qui donc m’empêchait de chanter ou plutôt qu’est-ce qui m’en empêchait ?

Réponse : le hamster qui faisait tourner la roue de ma charge mentale. Quand notre panier de linge sale déborde de chaussettes, de bobettes et de serviettes, on n’a pas envie de pousser la chansonnette, mais plutôt un soupir d’exaspération long comme les listes sous lesquelles nous croulons.

Le temps des Fêtes est pour plusieurs femmes une période éprouvante : la préparation des rituels (qu’ils soient culinaires, affectifs ou liés à des activités organisées au quart de tour), la gestion du chantier des vacances, sans oublier les lutins (dont on se passerait), qui répandent de la farine sur le plancher ou déroulent le papier de toilette la nuit.

Plusieurs femmes m’ont confié avoir adoré le temps des Fêtes des deux dernières années où (pandémie oblige), elles étaient obligées d’y aller mollo sur les activités, la visite et la confection de centres de table en branches d’épinettes. Je suis persuadée que plusieurs ont appris à chanter pendant cette période, à fredonner à tout le moins.

Je voudrais tant que les femmes n’aient plus de to do list affichées sur la porte de leur frigo mais des to be list.

Je souhaite vivre dans une société où les femmes auraient l’élan de chanter sans bémols et que l’expression de leur bonheur soit diffusée dans le tapis (poussiéreux ou non), dans les haut-parleurs de la société.

Nous croulerons encore et encore sous la charge mentale et les longues listes de choses à faire tant que nous ne comprendrons pas ceci :

La charge mentale découle de la charge émotionnelle.

Depuis la nuit des temps, on confie cette responsabilité aux femmes : être au service du bonheur de tout le monde. On nous a demandé de signer un contrat où se trouvaient des dizaines de clauses en si petits caractères que non seulement nous ne sommes pas arrivées à les lire, mais nous n’aurions jamais pu imaginer qu’on aurait pu vouloir nous piéger de la sorte. C’est ce que nous sommes au final, piégées, comme des hamsters en cage.

Dès que je suis devenue mère, il y a 35 ans, j’ai signé ce contrat à mon insu. Pourquoi ? Parce que mes aïeules l’avaient aussi fait avant moi, sans le savoir.

J’ai tout fait pour que mes filles ne le signent pas et je crois avoir réussi. Comment je peux arriver à affirmer cela ? Parce que je les entends souvent chanter. Mon petit-fils m’a même dit dernièrement :

— Mère-grand, as-tu des bouchons pour les oreilles ?

— Pourquoi tu veux ça mon Gustave ?

— Parce que ma mère n’arrête pas de chanter, c’est vraiment fatigant !

— C’est une bonne nouvelle, ça, mon grand. Et pour répondre à ta question, j’ai des bouchons, mais jamais je ne te les prêterai, car je veux que tu l’entendes souvent, la mélodie du bonheur.

Même chose pour vous. Je vous souhaite en 2023 de pouvoir entendre la symphonie des femmes qui chantent, car sans elles la société se prive d’une trame sonore essentielle.

* Par l’entremise de ses conférences, formations virtuelles et livres, elle consacre sa vie à faire en sorte que de plus en plus de femmes chantent.

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