Elles passent souvent pour des sœurs et n’ont pas de secret l’une pour l’autre. L’écrivaine montréalaise Heather O’Neill et sa fille Arizona O’Neill, qui ont chacune lancé un livre cet automne, sont liées par l’art… et beaucoup plus.

« Je suis une immense fan des livres de Heather. Et si je n’étais pas sa fille, je serais fan quand même. » Mère et fille sont assises à la table de l’appartement d’Outremont de Heather O’Neill, qui regarde Arizona intensément pendant qu’elle parle. « Ah oui ? Wow ! »

La fierté est réciproque : Heather aime bien raconter comment, enfant, Arizona, qu’elle a eue à seulement 20 ans, réalisait toujours les projets d’art qu’elle lui proposait pendant qu’elle écrivait dans les cafés ou les bibliothèques.

« Elle était très douée pour le dessin, elle avait cette concentration… »

Arizona, qui a 28 ans aujourd’hui, a étudié en cinéma et vient de publier un très beau recueil d’entretiens, Est-ce qu’un artiste peut être heureux ?, sous forme de BD. C’est son premier livre avec « juste son nom à elle » sur la couverture, alors que sa mère a publié plusieurs romans, essais et nouvelles depuis 2006 – Perdre la tête étant son plus récent – et récolté les honneurs depuis 15 ans.

« Si je fais de l’art, c’est grâce à elle, estime Arizona, qui a toujours vu sa mère écrire. Quand j’étais jeune, je ne savais même pas qu’il existait d’autres sortes de carrières, qu’on pouvait être autre chose qu’artiste ! »

ILLUSTRATION TIRÉE DU LIVRE EST-CE QU’UN ARTISTE PEUT ÊTRE HEUREUX ?, D’ARIZONA O’NEILL

La mère, la fille et le personnage de Baby, tout droit sorti du premier roman de Heather, dessinés par Arizona. « Si je crois en mes personnages, ça a un effet sur les lecteurs, dit Heather O’Neill. Ils vont sentir qu’ils sont vrais. »

Pendant près d’une heure, la discussion ira à bâtons rompus entre la mère et la fille qui sont pratiquement voisines et qui se voient tous les jours.

On discute de l’enfance atypique d’Arizona, avec une mère toute jeune qui ne ressemblait pas à celles des autres. Mais aussi comment Heather a voulu que sa fille soit bien malgré les nombreux « évènements tumultueux » qui agitaient sa vie. « J’ai donné l’esprit que c’était une aventure. »

Elles racontent à quel point elles aiment autant potiner et analyser la vie des Kardashian que discuter travail. Chacune est la première lectrice de l’autre ; Arizona fait même l’édition des essais de Heather, alors qu’elle a consulté sa mère pendant tout le processus de son recueil.

Pour Arizona, Perdre la tête est « le meilleur livre » de Heather O’Neill. « Mais je pense que chaque fois qu’elle sort un livre c’est mon préféré ! C’est vraiment nice de voir les personnages sur la page. Elle m’en parle tellement avant. Pour moi, ils existent vraiment. »

Les deux protagonistes de Perdre la tête, Sadie et Marie, sont donc dans l’appartement avec elles. « Et elles nous jugent, c’est sûr ! » Baby aussi est là, héroïne du premier roman de Heather O’Neill, La ballade de Baby, qui a changé leur vie puisqu’elle a procuré à l’écrivaine succès et liberté.

« Chaque personnage de ses romans, je l’associe à un moment de notre vie. »

Féminin

Traduit par Dominique Fortier, Perdre la tête est sorti cet automne, à peine six mois après la version originale anglaise. C’est la première fois que le délai est si court, et l’autrice qui est née à Montréal est fort contente que les deux versions « vivent dans le même monde ». Elles se retrouvent d’ailleurs sur des listes de fin d’année et de prix dans les deux langues officielles !

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Heather O’Neill

Les gens au Canada, ils pensent que la porte est toujours fermée. Mais là, ils voient qu’on peut habiter au Québec et agir dans le monde francophone et anglophone en même temps.

Heather O’Neill

« On a grandi à Montréal, notre vie est vraiment bilingue », ajoute Arizona, qui a écrit son propre livre en français et interrogé plusieurs artistes associés à la culture francophone. « Je voulais montrer une diversité de formes d’art, d’artistes, d’âges… »

On retrouve aussi dans ses dessins toutes sortes de lieux montréalais, des ruelles, des églises. Et Perdre la tête, roman « historique » hyper contemporain dans son propos et sa forme, se déroule dans un Montréal victorien fantasmagorique. Sa particularité ? En plus de Sadie et Marie et de leur amitié aussi intense que toxique, les héroïnes sont toutes des femmes : même la révolution y est menée par de jeunes filles.

« Je me suis demandé si ça allait marcher s’il n’y avait pas d’hommes, pas de relation amoureuse, pas de tension… », confie Heather O’Neill. « Mais il y en a ! »

« De la tension sexuelle même ! », ajoute Arizona, qui transporte aussi avec elle un univers très féminin.

« J’aime beaucoup cet aspect du travail d’Arizona. Elle a une autre intelligence du monde avec des symboles féminins. Un peu comme Virginia Woolf, elle fait ça avec ses dessins. »

Où est le bonheur ?

La question du bonheur, qui est au cœur de l’ouvrage d’Arizona, les habite toutes les deux. Mais est-ce qu’un artiste peut être heureux, comme elle le demande dans son livre ? Sa mère croit que non : « Je crois que les artistes cherchent autre chose… C’est comme une drogue, mais c’est très difficile à atteindre. » Mais c’est justement parce qu’elle a beaucoup observé Heather qu’Arizona a eu envie de leur poser cette question.

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Arizona O’Neill

Ils travaillent avec les émotions et savent comment en parler. Je savais que les artistes faisaient ça, parce que quand je lis les livres de ma mère, je vois ses expériences !

Arizona O’Neill

Mais après avoir discuté avec les Hubert Lenoir, Klô Pelgag, Julie Doucet et autres Daphné B, elle s’est surtout rendu compte que la réponse « n’était pas si simple », qu’il faut faire la paix avec son passé pour faire « du bon art » dans le présent, et que le bonheur tout le temps… « ça n’existe pas, pour personne ».

Mais elle aussi est une artiste, non ? « C’est difficile d’analyser ce qu’on fait… C’est plus facile d’analyser ma mère que moi ! »

« Ah ! oui, mais quand tu étais petite, je voyais déjà que tu étais artiste… »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Arizona O’Neill et Heather O’Neill aiment discuter de tout, tout le temps.

Ont-elles encore un jardin secret l’une pour l’autre ? « Je suis sûre que personne ne te connaît mieux que moi », dit Arizona en ajoutant qu’elle n’a pas de secret pour sa mère.

« Je dirais que non. J’ai plein de secrets. Des fois, es-tu surprise en me lisant ? »

« Jamais. » Arizona se tourne vers nous. « Je pense que je la connais mieux qu’elle pense. » Heather opine. « Probablement. Je pense que je suis un grand mystère… mais ce n’est pas vrai. »

Guide

En plus de s’épauler, les deux femmes adorent travailler ensemble. Elles ont une page commune sur Instagram, oneillreads, et partagent souvent la scène dans des évènements littéraires. « Arizona est beaucoup plus à l’aise que moi à son âge. Moi, j’étais figée, je n’avais aucune direction… »

Consultez le compte Instagram d’Arizona et de Heather O’Neill

Elle lui a en quelque sorte ouvert le chemin, estime Arizona. « Nos vies, la façon dont on a grandi, sont différentes. Je suis chanceuse d’avoir une artiste qui a du succès pour me montrer comment faire. »

Heather O’Neill a aussi beaucoup mis sa fille en garde face aux dangers qui la guettaient avec les hommes de pouvoir. « Quand je suis arrivée à l’université, j’étais prête à me défendre ! Elle m’a vraiment montré comment être une femme dans ce monde. » Mais pour le reste, elle la laisse trouver son chemin toute seule.

« Il faut laisser les artistes faire leur parcours. »

Est-ce qu’un artiste peut être heureux ?

Est-ce qu’un artiste peut être heureux ?

Zinc

138 pages

Perdre la tête

Perdre la tête

Alto

497 pages