En réponse à la chronique de Francis Vailles, « Churchill Falls pourrait nous coûter 16 milliards⁠1 », publiée le 21 décembre.

Dans La Presse du 21 décembre, Francis Vailles présente une estimation de la valeur des installations hydroélectriques de Churchill Falls, au Labrador, dans le contexte de la fin du contrat entre Churchill Falls Co et Hydro-Québec en 2041. La méthode d’estimation est boiteuse et le résultat d’une telle estimation n’est pas pertinent.

M. Vailles adopte la méthode des comparables pour arriver à son estimation. Cette méthode couramment utilisée, notamment dans le secteur immobilier, présuppose une certaine homogénéité entre les objets comparés. L’achat récent par Hydro-Québec de 13 petites centrales hydroélectriques d’une capacité de 589 MW ne satisfait pas à ce critère : ces centrales sont localisées en Nouvelle-Angleterre et elles sont intégrées au réseau de transport de cette région.

La centrale de Churchill Falls, qui est à quelque 1500 km de la frontière américaine, a une capacité de 5428 MW et une production annuelle de près de 35 TWh. Le transport de cette énergie vers le Nord-Est américain rencontrerait de nombreux obstacles.

La réalisation du contrat signé entre Hydro-Québec et le Massachusetts pour l’exportation de 10 TWh durant 20 ans est encore bloquée même si toutes les approbations ont déjà été obtenues auprès des organismes réglementaires du Québec, du Maine et du Massachusetts et elle illustre les difficultés qui peuvent survenir dans ce domaine.

De plus, il y a le transport de cette électricité vers des clients potentiels américains ou canadiens ; le territoire du Québec offre le trajet le moins coûteux et une entente à ce sujet avec le Québec semble inévitable. Même si la Constitution canadienne accorde au gouvernement fédéral le pouvoir de réaliser des projets d’infrastructure au bénéfice de deux provinces voisines, le gouvernement fédéral n’a jamais exercé ce pouvoir pour ériger ou faire ériger des interconnexions entre deux provinces depuis l’apparition de l’industrie électrique, il y a plus de 120 ans. Toutes les interconnexions interprovinciales qui existent aujourd’hui ont fait l’objet d’ententes de gré à gré entre les deux provinces impliquées. Il serait surprenant que le gouvernement fédéral impose sa présence pour une première fois dans ce dossier du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador qui est déjà bien chargé.

Cet exercice d’évaluation de la valeur du site hydroélectrique de Churchill Falls est non pertinent. La partie majoritaire (65,8 %) de Churchill Falls Co est la propriété de la société d’État Nalcor ; elle n’est pas et ne sera pas à vendre. En 2010, une entente est intervenue entre les gouvernements du Québec et du Nouveau-Brunswick portant sur l’achat d’Énergie Nouveau-Brunswick par Hydro-Québec. Cette initiative qui semblait assurer des prix de l’électricité plus faibles pour les consommateurs de cette province s’avéra désastreuse pour le premier ministre libéral Shawn Graham : les partis de l’opposition rejetèrent l’entente qui dut être retirée, et le gouvernement de M. Graham fut chassé du pouvoir lors des élections suivantes. Malgré les immenses déboires survenus lors de la réalisation récente du projet Muskrat Falls, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador n’osera pas se départir de la propriété de la centrale Churchill Falls.

Une entente qui portera sur le transport de l’électricité et possiblement sur l’électricité en totalité ou en partie devra être réalisée entre Québec et Terre-Neuve-et-Labrador au bénéfice des deux parties. Le prix maximal que le Québec consentira à payer est le coût de remplacement de cette électricité. Terre-Neuve-et-Labrador, en tant que propriétaire du site, voudra le modifier pour obtenir le prix net du coût de transport au Québec le plus élevé parmi les prix soumis par tous les acheteurs potentiels. L’entente sera de long terme et déterminera le partage anticipé des bénéfices. C’est le résultat de ces négociations qui déterminera la vraie valeur de ce site extraordinaire. Il est fort possible que des facteurs non prévus changeront la réalisation des bénéfices en faveur de l’une ou l’autre partie, comme c’est le cas à la suite de la première entente. Les crises pétrolières des années 1970 et les déboires de l’industrie de l’électricité nucléaire étaient non prévisibles lors des longues négociations de cette première entente entre l’entreprise publique Hydro-Québec et la société privée Brinco ; c’est une grande source de frustration pour Terre-Neuve-et-Labrador.

Réponse de Francis Vailles à Jean-Thomas Bernard

Je suis d’avis, comme vous, que les Terre-Neuviens ne vendront pas Churchill Falls à Hydro-Québec, notamment en raison du contexte politique tendu sur ce sujet. Néanmoins, on ne saurait exclure un apport en capital d’Hydro-Québec dans le cadre de négociations élargies sur l’ensemble des actifs de la rivière Churchill.

Ce n’est pas moi qui le propose. C’est un rapport commandé par le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey. Le rapport The Big Reset, publié en mai 2021, suggère précisément d’assembler tous les actifs hydroélectriques de la rivière Churchill et d’intéresser des partenaires financiers privés « pour en maximiser la valeur », en plus du gouvernement fédéral.

Parmi ces actifs, le rapport englobe Muskrat Falls, l’éventuel projet Gull Island, mais aussi le contrat avec Hydro-Québec, qui vient à échéance en 2041.

Dois-je comprendre, à lire vos commentaires, que les suggestions du comité sélect de 12 membres qui a fait le rapport sont impertinentes ?

L’idée du rapport The Big Reset est même évoquée par un autre comité – Churchill River Energy Analysis Team (CREAT) – dont l’objectif premier est justement de « renforcer la position de négociation de Terre-Neuve-et-Labrador avant 2041 ».

Le mandat de ce comité est notamment d’évaluer le potentiel économique des mêmes actifs de la rivière Churchill énoncé dans le rapport The Big Reset et notamment d’estimer son coût éventuel en capital. Sont-ils, eux aussi, impertinents ?

Quant à la valeur de Churchill Falls, mon estimation est assurément bien imparfaite. J’ai écrit 25 milliards, dont 16 milliards pour la portion qu’Hydro-Québec ne détient pas déjà. Est-ce plutôt 10 milliards, 15 milliards, 25 milliards ? Plus ? Moins ? L’idée est de donner un ordre de grandeur des valeurs en jeu, avec les éléments disponibles pour le faire.

Chose certaine, je ne suis pas le seul à obtenir ce genre de valeur. En mai 2021, l’influent blogueur terre-neuvien Ed Hollett, ex-assistant de l’ex-premier ministre Clyde Wells, jugeait que la centrale Churchill Falls valait entre 10 et 20 milliards.

Et en 2018, le jugement de la Cour suprême sur le litige entre Terre-Neuve et Hydro-Québec parlait, lui aussi, d’une valeur de 20 milliards. Elle faisait visiblement référence à une estimation de l’ex-PDG d’Hydro-Québec Thierry Vandal. Boiteuse, la Cour suprême ?

Pour le reste, vos propos apportent une contribution éclairée au débat sur la question, ce dont nous avons bien besoin.

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