La cause du projet de loi sur la « souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni » est entendue. Celui-ci, dont le titre rappelle un monologue célèbre d’Yvon Deschamps, subit à bon droit un enterrement de première classe, tant dans les cercles universitaires que médiatiques ou politiques. Même l’ancien premier ministre conservateur de la province Jason Kenney ne cache pas son incrédulité face à cet expédient législatif. Le nouveau gouvernement en place à Edmonton, tel un freeman of the land, pense avoir trouvé la faille dans la Constitution du Canada qui permettrait à une province de se soustraire aux lois fédérales selon son humeur du jour.

Le contenu essentiel du projet de loi repose sur l’idée voulant que la province pourrait se dérober aux lois fédérales qui lui déplaisent tout en respectant la Constitution. L’Assemblée législative de l’Alberta pourra enjoindre aux autorités ou aux entités provinciales de prendre des mesures en réaction à une initiative fédérale considérée, selon une appréciation purement politique, comme étant inconstitutionnelle ou portant atteinte aux Albertains. La nature exacte des mesures qui pourraient être prises demeure obscure, mais l’émission de directives exigeant d’agir en contravention avec l’initiative fédérale est envisagée.

À l’évidence, cette proposition va à l’encontre des principes élémentaires du fédéralisme et du droit constitutionnel canadien.

Ceux-ci se sont forgés au fil de la pratique des acteurs politiques et des décisions des tribunaux, non seulement au Canada mais aussi ailleurs, où s’est développée l’idée fédérale. C’est particulièrement le cas des États-Unis, dont l’expérience avec le régime fédéral est plus ancienne. Le projet de loi albertain fait ainsi écho à la Nullification Crisis, un précédent important dans la construction du principe du fédéralisme.

La thèse de la Nullification

La crise tire son origine du refus du gouvernement de la Caroline du Sud de permettre la perception des tarifs douaniers fédéraux de 1828 et 1832 sur son territoire. La déclaration de nullité des tarifs fédéraux adoptée par l’État s’expliquait par les effets économiques anticipés de la politique tarifaire américaine, qui allait frapper durement les importations de machinerie agricole par les États du Sud, tout en protégeant l’industrie manufacturière des États du Nord. La thèse constitutionnelle qui sous-tendait la mesure de la Caroline du Sud voulait que tout État américain puisse annuler une mesure fédérale allant à l’encontre de ses intérêts fondamentaux. Le principal tenant de cette thèse dite de la Nullification était John C. Calhoun, sénateur et vice-président des États-Unis originaire de Caroline du Sud, farouche défenseur de l’esclavagisme, mais aussi théoricien du fédéralisme.

Sa thèse reposait sur l’idée que le fédéral était la créature des États américains et que ceux-ci, par conséquent, conservaient un droit de regard sur son action puisqu’il tirait sa légitimité ultime du consentement des États. Le président Andrew Jackson répondit à la déclaration de nullité des tarifs douaniers par une proclamation au peuple de la Caroline du Sud visant à protéger la Constitution des États-Unis. La tension était à son comble alors que l’on pressentait un affrontement armé, puisque le Congrès avait autorisé le président à employer la force contre l’État récalcitrant, qui lui avait commencé à constituer une milice pour se défendre. Le conflit a pu être évité de justesse par un compromis politique, mais la Nullification Crisis demeure l’un des événements précurseurs de la guerre de Sécession.

Égale légitimité politique

Cette crise a permis d’enterrer la thèse constitutionnelle de la Nullification. Elle a contribué à asseoir un principe fondamental du fédéralisme, selon lequel les lois fédérales et les lois des entités fédérées jouissent de la même légitimité politique. Elles sont votées toutes deux par un Parlement élu par la population et s’appliquent directement à celle-ci et au territoire de l’État. Ce principe vaut tant aux États-Unis qu’au Canada.

Le projet de loi albertain ressuscite en 2022 la thèse des Nullifiers américains de la période antérieure à la guerre de Sécession. La réaction timorée d’Ottawa face à cette initiative peut surprendre. Jamais, même au plus fort du mouvement souverainiste, un gouvernement du Québec n’a flirté avec la thèse de la Nullification. Bien qu’il soit affligeant que l’Alberta le fasse, son projet de loi est tellement bête qu’il mérite moins d’être dénoncé que d’être ridiculisé.

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