Cette semaine, le hasard a voulu que j’enregistre ma dernière émission de La nature selon Boucar sur le thème du temps dans la vieille tour de Radio-Canada. J’étais avec mon ami et invité Normand Brais, physicien et grand passionné des sciences. Le concept du temps peut sembler banal à première vue, mais il est d’une grande complexité philosophique.

Ce même hasard a aussi voulu que Janette Bertrand soit elle aussi présente à cette émission. C’est une fois l’enregistrement terminé que j’ai réalisé à quel point Janette et la tour de Radio-Canada, à certains égards, sont assez comparables quant au rôle qu’elles ont joué dans le développement de ce qu’on appelle l’exception québécoise, cette façon si singulière de célébrer la vie.

C’est un lieu commun, mais je le répète : le Québec, c’est ce village gaulois du nord de l’Amérique qui a résisté durant des siècles à l’assimilation et qui a développé un modèle social progressiste qui ne se compare à celui d’aucune nation sur le continent. Les Québécoises et les Québécois sont des avant-gardistes pour ce qui est des luttes pour l’égalité entre les sexes, le libre choix, le partage de la richesse, les droits des minorités sexuelles et des handicapés, le droit à la santé pour tous, la gratuité scolaire, les garderies dites à 5 $ et bien d’autres.

Si j’évoque cette singularité québécoise, c’est que je pense que la télévision et la langue ont été des acteurs importants de la construction de cette exception québécoise. Janette et la tour de Radio-Canada y sont pour beaucoup dans le développement de ces particularités « d’icitte » qui m’ont personnellement charmé au point de m’enraciner « icitte ».

Isolés par cette muraille qu’était le fait de parler français au Canada, les Québécois ont majoritairement consommé leurs propres productions télévisuelles et artistiques pendant que l’Anglophonie canadienne, elle, allait regarder la télé chez nos voisins du Sud !

Dans la tour de Radio-Canada, qui éteint ses dernières lumières, se sont activées des générations d’hommes et de femmes d’influence, qui ont enseigné, sensibilisé et transformé profondément la société par l’entremise d’émissions phares devenues des grand-messes nationales.

La télévision a toujours été un puissant acteur de changement au cœur de l’évolution du Québec. Évidemment, je parle ici du diffuseur public, mais Télé-Métropole, devenue TVA, et les autres chaînes privées ont tenu des rôles majeurs dans la dynamique de la société québécoise.

Dès la première heure, Janette Bertrand a exercé une influence positive dans la construction et dans la transformation sociale du Québec. Comme investie d’une mission, à chacune de ses émissions, elle faisait tomber des barrières, bousculait des représentations, mettait un doigt sur les préjugés et forçait la société à regarder douloureusement ses travers dans l’écran-miroir. Elle parlait d’homosexualité, de maladies sexuellement transmissibles, d’égalité entre les sexes, de divorce, de libre choix, de tout autre sujet qui incite à la réflexion et à la remise en question des discriminations systémiques et des biais inconscients de la société. Ce faisant, elle catalysait, en touchant les cœurs, des changements de paradigmes qu’aucune loi ou aucune campagne publicitaire ne pouvait achever avec autant d’efficacité et de sincérité. Elle utilisait l’art à bon escient.

Disons que pendant sa longue carrière, Janette Bertrand a labouré, semé et désherbé notre jardin social en touchant le cœur, en dilatant la rate et en stimulant l’esprit des gens « d’icitte » !

Comme la tour de Radio-Canada qui tire sa révérence, Janette est une actrice importante de notre identité collective. Cette tour, dont elle connaît les moindres recoins, n’est donc pas un immeuble comme les autres, un de ceux qu’on quitte sans se retourner. C’est un lieu chargé d’histoire.

Assis dans le studio 18, j’entendais presque la voix de mon ami Serge Bouchard dans les murs. J’ai aussi eu une pensée pour cet autre géant, Joël Le Bigot, cette encyclopédie sur deux pattes que je voudrais égoïstement éternel au micro, mais qui a récemment annoncé quitter les ondes en même temps que cette tour, qui reste impassible devant la grande histoire dont elle est dépositaire.

Comme Le Bigot, Janette n’a jamais aimé qu’on lui parle de ce qu’elle a réalisé, des jalons qu’elle a posés dans l’édifice historique du Québec. Mais, si vous voulez entendre sa passion et sa fougue s’exprimer, posez-lui des questions sur son prochain bouquin ou sur son projet « Écrire sa vie ». Dans ce projet lancé pendant le confinement, elle accompagne et incite des aînées à raconter leur histoire pour mieux résister à la solitude.

Pour paraphraser mon père, qui est quasi centenaire, Janette profite activement de sa « période de prolongation du match de sa vie ». Celle dont le corps ne vieillit pas à la même vitesse que son cerveau assume ses succès comme ses moins bons coups et parle en souriant de la faucheuse qu’elle voit approcher. Comme épitaphe, elle voudrait simplement qu’on souligne la femme qui aimait son prochain.

Avant qu’elle sorte du studio, je lui ai lu ce joli mot que mon ami Normand Brais a rédigé pour elle. Normand, le plus poète des physiciens nucléaires, a écrit : « Le record de longévité de la matière appartiendrait au proton ; ce premier constituant de base de tous les atomes est presque éternel. Au Québec, on serait tenté de dire qu’étant donné sa longévité, Janette Bertrand est notre proton national. Mais, parce qu’elle est un phare qui nous éclaire depuis si longtemps, je dirais que Janette est plutôt notre photon national. Et, comme les photons, elle est aussi brillante qu’intemporelle ! »

Voilà, j’ai quitté ce phare et la grande tour en me disant que leur voix et leur lumière en ont guidé plus d’un et plus d’une !

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion