En réponse à la chronique de Francis Vailles, « Sacrifiera-t-on la qualité des soins de santé ? », publiée le 11 mai

À la suite de la chronique de Francis Vailles sur la « révolution » que représenterait l’imposition du financement à l’activité pour les chirurgies réalisées dans les établissements de santé, des lecteurs et lectrices se sont inquiétés. Ils ont soulevé leurs préoccupations quant aux risques d’appauvrissement de la qualité des soins et d’alourdissement de la bureaucratie. Pour leur répondre, M. Vailles s’est borné à relayer les réponses ministérielles qui se voulaient rassurantes.⁠1

Or, un détour par la vaste littérature qui porte sur le New Public Management (NPM) mène quiconque s’intéresse à l’administration de la santé à prendre plus au sérieux les réactions citoyennes et à douter des réponses des autorités. Ces analyses appartenant au champ de l’étude sociale des statistiques nous apprennent que ces méthodes, qui visent à simuler la logique du marché, ont été inventées et utilisées pour les services de santé dès les années 1960. Depuis, leur participation à l’amélioration des services publics n’a pas été démontrée. Au contraire, les nombreuses études sur le sujet tendent à prouver qu’elles sont inefficaces, car elles se font au prix de la création d’une nouvelle couche de technocrates dans un système déjà bureaucratisé.

Dès 2007, une étude anglaise portant sur l’introduction du financement à l’activité dans le système public britannique a montré qu’en moins de 10 ans, le personnel soignant a augmenté en moyenne de 20 %, alors que le bassin de gestionnaires a augmenté de 77,7 % et celui du personnel administratif, de 45,3 %. Au Québec, les professionnelles de la santé expérimentent déjà les conséquences de ce type d’approche. Des systèmes statistiques les obligent à marquer leur activité plusieurs fois par heure (une tâche assez longue pour qu’une catégorie serve à calculer le temps qui lui est dédié) ou à remplir des formulaires administratifs comme l’outil de cheminement clinique informatisé (OCCI). Ces outils propres au NPM ont été dénoncés maintes fois depuis des années par les travailleuses qui sacrifient tous les jours du temps de soins et par des chercheuses spécialisées sur le sujet (voir les travaux de Mélanie Bourque de l’Université du Québec en Outaouais, entre autres).

Du côté des études sur la surveillance au travail, on apprend aussi que la hausse des systèmes de surveillance a des effets négatifs sur la qualité du travail. Comme l’écrivait le statisticien Alain Desrosières : « La rétroaction des indicateurs induit des effets pervers : les acteurs se focalisent sur l’indicateur, et non sur l’action elle-même. » Cela pose d’autant plus problème dans le système de santé où les actes sont difficilement représentés par des chiffres. Lorsque l’atteinte de la cible statistique devient plus importante que le travail bien fait, les études notent des tendances au désengagement et des tentatives de contournement qui suscitent des cycles de surveillance toujours plus coercitifs.

Par ailleurs, à l’heure d’une volonté de décentralisation du système de santé et de services sociaux québécois, il est reconnu que le financement à l’activité centralise la prise de décision et laisse moins de place à l’initiative. Ainsi, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) fixera les tarifs en fonction des objectifs qu’il entend privilégier. Les travailleuses et les travailleurs de la santé, médecins et gestionnaires, y perdront en autonomie au passage.

De plus, il est bien surprenant d’entendre le Ministère vanter la flexibilité du modèle puisque, considérant le « travail colossal » (10 ans !) nécessaire pour fixer les tarifs, on voit mal comment ils pourraient être modifiés facilement. Alors que l’approche est supposée importer dans le secteur public les méthodes « souples » inspirées de l’entreprise privée, la réalité est que ce calcul budgétaire sera extrêmement rigide et rapidement désuet.

Finalement, ces dispositifs, qui visent essentiellement à accroître la cadence dans les hôpitaux et cliniques du Québec, passent à côté des véritables problèmes du système de santé : le personnel fait défaut et l’engorgement des hôpitaux s’explique en premier lieu par le manque d’accès aux services appropriés, en particulier les services de prévention et de première ligne, les soins de longue durée à domicile et les services d’hébergement.

En 2022, après moult réformes ratées du système de santé, le MSSS ne peut s’engager dans des réformes technocratiques qui reproduiront les erreurs des années 1990, des années 2000 et des années 2010. La mise en place de nouveaux systèmes comptables n’est pas positive simplement parce qu’elle repose sur des calculs sophistiqués. À l’inverse des méthodes de gestion qui restreignent l’autonomie des travailleuses et renforcent la technocratie, le système doit s’inspirer des courants budgétaires privilégiant la reconnaissance et la confiance et cesser d’augmenter les charges administratives et comptables qui nuisent à l’efficacité et à la qualité des soins.

1. Lisez la chronique de Francis Vailles : « Sacrifiera-t-on la qualité des soins de santé ? »

* Myriam Lavoie-Moore est également chercheuse postdoctorale à l’Australian National University

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