Cette lettre s’adresse à la juge en chef de la Cour d’appel du Québec, Manon Savard, au juge en chef de la Cour supérieure du Québec, Jacques Fournier, et à la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau

Mesdames les Juges en chef, Monsieur le Juge en chef, en tant que dirigeants des principales salles de rédaction du Québec, nous tenons à exprimer notre indignation et notre vive préoccupation face à la tenue de ce qu’il est convenu d’appeler un « procès fantôme » révélé dans un jugement rendu par la Cour d’appel du Québec.

Il est inacceptable qu’un tel procès puisse avoir eu lieu au Québec sans que le public ne soit même avisé de son existence et encore moins du tribunal devant lequel il s’est déroulé et de l’identité du juge et des avocats impliqués. Bref, le procès s’est déroulé dans le plus grand secret, effaçant d’un trait de crayon du décideur de première instance plusieurs siècles de progrès démocratique et nous ramenant à la triste époque de la Chambre étoilée, ce tribunal arbitraire créé par Henri VII au XVe siècle.

Comment se fait-il qu’une telle mascarade ait pu avoir lieu ici en 2021 ? En 2022 ? Malheureusement, le public ignore jusqu’à la date à laquelle ce procès s’est tenu.

Il est pourtant bien établi que la transparence est l’un des fondements de notre système judiciaire.

En effet, tel que l’écrivait le philosophe Jeremy Bentham dès le XVIIIe siècle : « Les freins à l’injustice judiciaire ne sont efficaces qu’en proportion de la publicité des débats. Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice… La publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l’effort, et la meilleure des protections contre l’improbité. »

Ce principe a été affirmé à maintes reprises par la Cour suprême du Canada : la publicité des débats judiciaires est une règle qui ne devrait souffrir que de très rares exceptions, lesquelles seront elles-mêmes circonscrites afin d’offrir le plus de transparence possible dans chaque circonstance.

Au cours des dernières années, accédant aux demandes du Directeur des poursuites criminelles et pénales et des avocats de la défense, il semble malheureusement que les tribunaux québécois aient accordé de plus en plus d’importance à ces exceptions, érodant peu à peu le principe de la transparence judiciaire. En ce sens, le procès fantôme mis au jour la semaine dernière est l’aboutissement logique de cette lente dérive.

Cette révélation suscite de nombreuses interrogations. Qui étaient les avocats et le juge impliqués ? Ce procédé avait-il l’aval d’autres intervenants dans l’appareil judiciaire ? Existe-t-il d’autres dossiers qui ont été traités de manière similaire ? Ce ne sont que quelques-unes des questions auxquelles les citoyens sont en droit d’obtenir des réponses.

Il y va de la confiance du public envers le système de justice. Celle-ci a été considérablement minée par la manière dont s’est tenu ce procès.

Il s’agit non seulement de faire la lumière sur les gestes passés, mais également d’en tirer des leçons afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent à l’avenir.

Nous demandons donc un examen en profondeur des pratiques des tribunaux québécois et des procureurs aux dossiers criminels en matière de publicité des débats judiciaires afin que d’une part, ce genre de procès « fantôme » ne puisse plus se produire et, d’autre part, de vérifier dans les dossiers actuels ce qui peut être amélioré afin d’assurer le droit du public à l’information judiciaire.

Les médias ont pour rôle d’informer le public et sont donc bien placés pour contribuer activement à ce processus. Ensemble, nous saurons trouver les solutions favorisant la publicité des débats judiciaires et le droit du public à l’information.

* Cosignataires : Luce Julien, directrice générale de l’Information des services français de la Société Radio-Canada ; Julie-Christine Gagnon, directrice de la programmation du 98,5 fm, Cogeco Media ; Karen Macdonald, directrice de l’information à Global News Montréal ; Lenie Lucci, rédactrice en chef par intérim de Montreal Gazette ; Melanie Porco, superviseure production nouvelles à CityNews Montreal (Citytv) ; Helen Evans, directrice, journalisme CBC Québec ; Brodie Fenlon, rédacteur en chef à CBC News ; Geneviève Rossier, éditrice et directrice générale du service français de La Presse Canadienne ; Éric Trottier, directeur général du Soleil ; Hugo Fontaine, directeur général de La Tribune ; Éric Brousseau, directeur général du Droit ; Christian Malo, directeur général de La Voix de l’Est ; Stéphan Frappier, directeur général et rédacteur en chef du Nouvelliste ; Marc St-Hilaire, directeur général du Quotidien

Lisez « Jugé dans un secret total » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion