La Cour d’appel dénonce la tenue d’un procès criminel dont il ne reste « aucune trace »

Dans une sortie inusitée, la Cour d’appel s’alarme d’avoir découvert la tenue récente au Québec d’un procès criminel secret dont toutes les traces avaient été effacées. Une personne aurait été condamnée pour un crime dont la nature demeure confidentielle, dans le cadre d’un processus « contraire aux principes fondamentaux » de la justice et « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ».

Mystérieux informateur de police

Dans la version publique lourdement censurée de leur décision, publiée mercredi, les juges de la Cour d’appel du Québec Marie-France Bich, Martin Vauclair et Patrick Healy surnomment cette affaire « le dossier X ». Les magistrats donnent peu de détails, mais précisent qu’elle concernait un mystérieux informateur de police (ou une informatrice : son genre n’est pas précisé).

Cette personne avait une « entente verbale » pour collaborer avec des policiers d’expérience dans une enquête criminelle. Après avoir révélé l’existence d’un crime aux enquêteurs, elle se serait retrouvée accusée elle-même de ce crime, ce qui semblait violer les termes de son entente avec la police. Dans quelle région s’est déroulée cette affaire ? À quel moment ? Quel corps de police était impliqué ? Quelles étaient les accusations ? À ce jour, le public n’a pas le droit de le savoir.

Des souvenirs, mais pas de traces

Selon la Cour d’appel, les avocats de l’informateur de police se seraient entendus avec les procureurs de la Couronne pour tenir secret le procès du « dossier X », en contravention avec les règles les plus élémentaires du système de justice, qui est censé être public. Les parties voulaient ainsi protéger l’identité de l’informateur, afin que sa vie ne soit pas menacée par des criminels.

Les parties auraient décidé d’arranger un « procès secret » tenu dans un « huis clos complet et total », selon la Cour d’appel. Un juge, quelque part au Québec (son nom demeure confidentiel lui aussi), aurait acquiescé. Le dossier n’aurait pas été inscrit sur le rôle, liste officielle des affaires traitées par les tribunaux. Des témoins auraient été interrogés à l’extérieur de la cour, contrairement aux pratiques habituelles, puis la transcription de leurs propos aurait été présentée au juge « dans le cadre d’une audience secrète ».

Lisez la chronique d'Yves Boisvert

Le dossier n’était pas enregistré au greffe et même le jugement qui condamnait l’accusé, au terme du procès, ne portait aucun numéro de dossier qui aurait permis de le rechercher dans les archives.

« En somme, aucune trace de ce procès n’existe, sauf dans la mémoire des personnes impliquées », expliquent les juges de la Cour d’appel.

Inquiétudes partagées

La Cour d’appel a finalement découvert l’existence de cette affaire parce que l’informateur de police avait été reconnu coupable en première instance et qu’il avait porté sa condamnation en appel.

« Un dossier d’appel a été ouvert de façon parallèle à la procédure habituelle. L’audition s’est déroulée dans le secret absolu », précise le jugement de la Cour d’appel.

C’est à ce moment que les magistrats ont découvert que l’affaire avait été jugée de façon anormale en première instance. La formation de trois juges du plus haut tribunal québécois ne mâche pas ses mots devant cette découverte. « Cette façon de procéder était exagérée et contraire aux principes fondamentaux qui régissent notre système de justice », écrivent-ils.

Une procédure aussi secrète que la présente est absolument contraire à un droit criminel moderne et respectueux des droits constitutionnels […] de même qu’incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale.

Extrait du jugement de la Cour d’appel

Ils soulignent qu’un cas similaire découvert il y a des années en Colombie-Britannique avait suscité beaucoup d’inquiétudes dans cette province. « Ces inquiétudes sont partagées », disent les juges québécois.

Corriger le tir

La Cour d’appel a décidé de corriger le tir. Tout en reconnaissant l’importance de protéger l’identité de l’accusé, elle a ordonné l’ouverture d’un vrai dossier au greffe, associé à un numéro de dossier qui officialise son existence.

Elle a aussi rendu une décision sur l’appel qui trace enfin les grandes lignes de l’affaire, tout en censurant le nom de l’informateur, le type d’accusation, les dates, les lieux ainsi que les noms des avocats et du juge de première instance.

Elle a annulé la condamnation du mystérieux informateur de police et ordonné l’arrêt du processus judiciaire à son endroit.

Enquête ministérielle réclamée

« C’est choquant, inacceptable, impensable. On a appris cette information parce que le dossier est allé en appel. Sans appel, on n’aurait rien su. La question qui se pose maintenant : combien y en a-t-il d’autres ? Ça mérite que le ministre de la Justice fasse enquête », affirme MElfriede-Andrée Duclervil, avocate à l’aide juridique de Montréal qui a œuvré dans plusieurs dossiers très médiatisés où la publicité des débats était un enjeu.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

MElfriede-Andrée Duclervil, en mai 2019

« Si on veut que certains accusés soient protégés, il y a d’autres façons de faire. Là, on parle d’un dossier fantôme en première instance. Pour avoir un contrôle judiciaire, il faudrait un numéro de dossier, des enregistrements. Là, on n’a rien ! », constate-t-elle, en soulignant qu’à la Chambre de la jeunesse, on réussit à protéger l’identité des mineurs sans avoir recours à de tels arrangements.

Jeudi soir, le cabinet du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, n’a pas voulu commenter le dossier. « Le caractère public des débats est fondamental au sein du système de justice. Il arrive toutefois que dans certaines circonstances particulières, des mesures exceptionnelles doivent être mises en place », a indiqué l’attachée de presse Élisabeth Gosselin.

Question de vie ou de mort

Martine Valois, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Montréal, souligne qu’il faut comprendre la préoccupation des gens qui deviennent informateurs de police et craignent de voir leur rôle étalé au grand jour. « Ça devient une question de vie ou de mort pour des gens », dit-elle.

Mais certaines normes de base doivent être respectées malgré tout, souligne la professeure.

On ne peut pas donner carte blanche au poursuivant pour faire un procès comme ça, sans qu’on puisse vérifier l’existence même du procès. Il faut qu’il y ait une trace qu’il y a eu un procès.

Martine Valois, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Montréal

L’importance des procès publics

« On ne saurait trop insister sur l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires au pays », souligne par ailleurs la Cour d’appel dans son jugement sur le « dossier X ».

Les trois juges soulignent qu’un processus public permet à la population de s’assurer que le Québec tient de vrais procès, équitables, « et non pas de simples apparences de procès où la culpabilité est décidée d’avance ». Un procès public est aussi souvent la seule occasion pour un accusé de rendre son point de vue public, ajoute la Cour, en précisant que des mécanismes comme les ordonnances de non-publication et les ordonnances de huis clos permettent de protéger certaines informations personnelles malgré tout.

Avec la collaboration de Louis-Samuel Perron, La Presse