En plus de 30 ans à suivre la justice dans ce pays, j’en ai vu, des huis clos, des ordonnances de non-publication, des caviardages et des témoins non identifiés.

Mais jamais je n’aurais pensé qu’un juge permettrait un procès secret, tenu hors du palais de justice, sans numéro de dossier. Un procès si secret que le juge lui-même n’a pas vu les témoins, mais a lu la transcription de leur témoignage.

Un procès « fantôme ». Qui serait resté sans traces s’il n’y avait pas eu d’appel. Et qui vient d’être révélé par la Cour d’appel.

Le procès de qui ? On ne le saura jamais.

Pour quel crime ? C’est secret.

Un crime commis quand et où ? Mystère total.

La raison de ce secret extrême est que l’accusé est un indicateur (ou une indicatrice) de police. Ces gens qui infiltrent le milieu criminel, ou qui en sont issus, risquent leur vie si leur identité est révélée. La loi leur reconnaît un droit à l’anonymat total, et personne ne conteste cela.

Parfois, cela va jusqu’à un témoignage à huis clos. Et si par impossible tout le procès est à huis clos, on sait qu’il a lieu, qui le préside, qui sont les avocats, et le verdict, la peine…

Ici ? Rien de rien de rien.

X a été déclaré coupable dans ce procès fantôme. X en a appelé. Et la Cour d’appel vient libérer X de toutes les accusations – parce que la police lui aurait promis une immunité, mais c’est une autre histoire.

Le jugement de la Cour d’appel est daté du 28 février, mais n’a été publié (avec caviardage) que mercredi.

Le plus haut tribunal du Québec dénonce vertement cette façon de procéder. Sauf qu’elle ne nous donne aucune information de plus.

Pourtant, les mots sont forts : en faisant un procès ainsi, le juge a utilisé une méthode « exagérée et contraire aux principes fondamentaux qui régissent le système de justice », écrivent les juges Marie-France Bich, Patrick Healy et Martin Vauclair.

Ce procès secret tout à fait inédit (à une exception près dénoncée en Colombie-Britannique en 2007) est « absolument contraire à un droit criminel moderne ». Pas seulement moderne ! Le principe de la publicité est vieux de plusieurs siècles !

Un procès secret viole les droits de l’accusé lui-même ET celui du public d’être informé.

Le juge inconnu n’a même pas interpellé les médias pour obtenir leurs observations, comme il aurait dû le faire, déplore la Cour d’appel. (On suppose que le juge inconnu est de la Cour du Québec puisque la Cour d’appel cite un règlement de cette cour, mais allez savoir…)

Mais alors, si ce procédé médiéval est exagéré, pourquoi la Cour d’appel n’a-t-elle pas divulgué le nom des participants à cette mascarade absolument sans précédent ?

La Cour d’appel non plus n’a pas requis l’avis des médias avant de rendre jugement.

Pourquoi protège-t-elle le nom de ce juge ? À ce qu’on sache, sa vie n’est pas en danger comme celle de l’indicateur. Des centaines de juges font affaire avec des indicateurs.

Depuis quand fait-on des procès criminels hors palais, sur papier ? C’est totalement délirant. Y en a-t-il d’autres, des procès sans numéro tenus nulle part ?

Pourquoi ne peut-on pas savoir qui est le brillant avocat du ministère public ayant participé à cette opération scandaleuse ? Ou l’avocat de la défense ?

Remarquez, dans un cas semblable, la défense et la poursuite s’entendent comme larrons en foire sur l’idée du secret. C’est au juge de se souvenir du droit constitutionnel, si tout le monde l’a oublié dans la salle… Oh pardon, ce n’était pas dans une salle. Dans un parc, peut-être ? Une chambre étoilée ?

Si ce secret est « exagéré » et contraire à tous les principes, comme dit la Cour d’appel, pourquoi le perpétuer ?

S’il y a une raison pour protéger l’anonymat des acteurs du système judiciaire, la moindre des choses serait de nous la donner. « Il faut bien un minimum de publicité », comme dit elle-même la Cour d’appel. D’accord avec ça !

Si des procès de terrorisme ou de crime organisé impliquant des dizaines d’accusés ont pu avoir lieu avec des témoins sous haute surveillance, on devrait être capable de gérer la protection d’un indic, même si c’est lui l’accusé, et non un simple témoin.

Tout ça pour dire que je ne suis nullement impressionné par les hauts cris de la Cour d’appel. Dire que c’est une violation flagrante des principes de transparence et tout mettre sous scellés, ça revient à l’avaliser, mais en donnant l’impression d’être choqué.

De deux choses l’une. Ou bien, comme dit la Cour d’appel, tout ça était totalement exorbitant, exagéré et inacceptable, et alors il faut y remédier et diffuser ce qui peut l’être.

Ou bien c’était justifié et alors il faut l’expliquer.

Mais la Cour d’appel dit plutôt que ça n’a pas d’allure… tout en ne réparant rien de ce qui est le pire cas de justice secrète qui nous ait été rapporté.

Ça ne peut évidemment pas en rester là.