L’éléphant est un animal qui semble sorti du même laboratoire de fabrication des chimères du monde animal qui a accouché de l’ornithorynque. Avez-vous vu le film L’homme éléphant (Elephant man) ? Ceux qui ont pensé que le physique ingrat de Joseph Merrick en faisait un homme éléphant ne connaissent pas vraiment ces pachydermes. Pour un biologiste, un vrai homme éléphant aurait les pattes cylindriques, la lèvre supérieure et le nez fusionnés, le bras sur le front, le nez dans le bras, la main dans le nez, un pénis de couleur verte mesurant proche de deux mètres en période de rut et son accouplement durerait de 20 à 30 secondes. C’est bien, l’amour, mais avoir un mâle de six tonnes sur le dos, ça ne peut pas durer une éternité. Disons que ce n’était pas tout à fait ça, la morphologie de Joseph Merrick, qu’on qualifiait d’homme éléphant.

Cela dit, c’est pour une autre raison que je veux vous parler d’éléphants. Dans beaucoup de traditions africaines, l’éléphant symbolise la coopération, l’intelligence et la dévotion. Certaines de nos légendes racontent d’ailleurs que ces pachydermes portent l’âme des grands chefs disparus et c’est pour cette raison qu’il faut les considérer comme les maîtres de la brousse. Une lucide considération qui semble antinomique à la vision américaine du plus gros des pachydermes. Ici, l’éléphant est plutôt le symbole du Parti républicain, devenu ironiquement la propriété privée d’un gars qui aurait plutôt dû s’appeler Donald Trompe. Mais, rassurez-vous, je ne veux pas non plus vous parler de l’ancien locataire de la Maison-Blanche qui disait, probablement par instinct de survie, manger du McDo dans le bureau Ovale. Quand votre femme apprend par les médias que vous couchiez avec une star de la porno pendant qu’elle était enceinte, mieux vaut se taper de la junk food qu’avaler une soupe qu’elle vous a préparée à l’abri des regards.

En ces temps de grisaille, j’ai envie de vous raconter une douce légende, un conte philosophique mettant en scène six personnes non voyantes et un éléphant.

L’histoire raconte qu’un jour, six cannes blanches se sont retrouvées devant un éléphant. La première qui allongea sa main caressa le flanc de l’animal et le décrit comme ressemblant à une sorte de mur. La deuxième eut la chance de poser sa main sur une défense et déclara que l’éléphant était un animal en forme de lance. La troisième attrapa la trompe et conclut que l’éléphant était semblable à un serpent. La quatrième toucha la jambe cylindrique de la bête et pensa que l’éléphant ressemblait à un arbre. La cinquième eut le temps de palper l’oreille et dit à ses amis que l’animal avait plutôt la forme d’un éventail. Enfin, la sixième empoigna la queue et arriva à la conclusion que l’animal avait la forme d’une corde. Devant ces perceptions diamétralement opposées, les six amis discutèrent passionnément, chacun argumentant pour faire valoir sa vérité. Elles étaient sur le point de se battre quand un sage qui passait par là décida d’arbitrer la joute. Il demanda au groupe ce qui l’agitait tant et ils répondirent qu’ils n’arrivaient pas à s’entendre pour dire à quoi ressemblait véritablement un éléphant. Après avoir écouté chacun décliner sa vérité basée sur son expérience, le sage leur explique : « Parce que chacun de vous a touché une partie différente de l’animal, vous avez tous raison. L’éléphant a une forme qui combine tout ce que vous avez décrit individuellement. »

En réalisant qu’ils possédaient tous une partie de la réponse, les six complices rigolèrent de la situation, heureux d’avoir tous eu à la fois tort et raison. Ainsi se termine cette histoire dont les plus vieilles traces se retrouvent dans les textes bouddhistes datant de 500 ans av. J.-C. Une sagesse connue aussi dans l’hindouisme, le jaïnisme, le soufisme et le bahaïsme.

Je trouve cette fable inspirante parce qu’elle raconte tout ce que nous avons de la difficulté à faire à l’heure des réseaux sociaux. De nos jours, chacun a sa vérité et elle est sacrée et immuable. Guidé par les algorithmes, ce détenteur de l’exactitude incontestable s’enferme dans une chambre d’écho où il se fait conforter par ses semblables. Une fois bien radicalisé dans ces positions, il finit par considérer tous ceux qui ne sont pas de son avis comme des raclures qui méritent d’être insultées et méprisées. Pourtant, très souvent, la vérité des uns s’arrête là où commence celle des autres. Comme l’ont appris les six cannes blanches dans cette histoire d’éléphant, rarement portée par un seul point de vue, la vérité loge souvent quelque part dans les nuances de gris. En ignorant les expériences des autres qui peuvent avoir un regard complémentaire ou différent sur le même sujet, on ferme la porte à la confrontation des idées par laquelle jaillit la lumière.

Le clivage autour de la vaccination est un bel exemple. Entre ceux qui ne veulent pas se faire vacciner et ceux qui se sentent emprisonnés par le refus des autres de relever leur manche, le mépris mutuel et les noms d’oiseaux fusent de toute part.

La réconciliation de ces deux certitudes est impossible. Pourtant, comme dans cette histoire d’éléphant, il est à la fois faux et vrai de dire que la vaccination est la seule façon de sortir de cette turbulence. La preuve, le Québec est parmi les nations les plus vaccinées de la planète et, pourtant, nous traversons la vague la plus forte depuis le début de la pandémie. Même des personnes vaccinées trois fois contractent quand même le variant Omicron. Mais, il est aussi vrai qu’une bonne partie de la solution est dans la vaccination, car les vaccins nous protégeaient efficacement contre le variant Delta, ce qui nous a permis d’avoir un été presque normal. Ils permettent aussi d’éviter les formes graves de la COVID-19 advenant un contact avec Omicron. Ce qui veut dire que vacciner 100 % de la population aurait permis de diminuer considérablement la pression sur le système de santé et d’éviter de tomber dans ces scénarios de délestage qui vont continuer de faire des victimes indirectes de la COVID-19 dans les années à venir.

Si on se retrouvait devant le sage qui a raccommodé les positions des six personnes non voyantes devant l’éléphant, il nous dirait certainement : « La vaccination est une ceinture de sécurité. Elle diminue les risques de mourir en cas d’accident, mais n’est pas la solution absolue quand on conduit. Avoir des coussins gonflables fonctionnels, respecter le Code de la route et éviter la rage au volant sont autant de façons supplémentaires d’augmenter ses chances de survie et de diminuer les risques de ne pas tuer accidentellement d’autres personnes. Toutes ces “règles sanitaires” de la circulation automobile sont des portions de vérités, qui, combinées, permettent de s’approcher de la réalité. Malheureusement, il arrive que le sentiment d’être bien en selle et solidement attaché donne une fausse impression de sécurité au chauffeur et lui fasse oublier le reste des règles de sécurité salvatrices. »

Autrement dit, au-delà du tort causé par ceux qui refusent le vaccin, c’est aussi dans le fait d’avoir cru que seuls les vaccins nous sortiraient du pétrin qu’il faut chercher une partie de notre problème actuel. Nos décideurs nous ont fait croire que notre haut taux de vaccination serait une muraille qui nous protégerait de ce qu’on voyait ailleurs. Ce qui n’était qu’une partie de la vérité. Il se trouve que la solidarité vaccinale avec les pays en développement, dont l’Afrique du Sud, d’où provient Omicron, la distribution tardive et insuffisante des tests rapides, l’insuffisance des mesures prises dans les écoles en ce qui a trait à la qualité de l’air, les erreurs commises par nos responsables politiques et sanitaires, notre éléphantesque système de santé qui craquait de toute part depuis des décennies, et notre propension à ne pas respecter les règles font partie aussi des éléments dont il faut tenir compte si on veut vraiment cerner toute l’histoire.

Oui, il est important d’inciter les gens à se faire vacciner ! Mais, il faut aussi faire attention à ne pas franchir la frontière entre encourager un groupe à faire son devoir sociétal et le transformer en bouc émissaire pour faire plaisir à la majorité dans un problème aussi complexe. Il faut éviter de tomber dans ce que Justin Trudeau a fait pendant toute la campagne électorale dans une très douteuse politique de division. Il a instrumentalisé la vaccination en nous répétant ad nauseam que le Parti libéral était le seul capable de nous sortir de la pandémie. Il a été élu et, pourtant, le virus est plus que jamais présent au Canada. Depuis quand les coassements des grenouilles empêchent les éléphants de boire ? ainsi disait mon grand-père.

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