Je dois avouer que lorsqu’il a débarqué dans l’actualité, le concept de racisme systémique me semblait tellement gros qu’il m’était difficile de l’absorber clairement. Je ne voyais que la récupération politique dont il faisait déjà l’objet et qui risquait de servir bien plus la division que le vivre-ensemble. Je suis donc de ceux qui pensaient qu’il y avait effectivement du racisme au Québec, pas plus qu’ailleurs, mais qu'on ne pouvait pas le qualifier de systémique.

Mais, à force d’écouter attentivement et de fouiller le sujet plus profondément, ma position a évolué. La tête est ronde pour que les idées ou les convictions puissent changer parfois de direction, disait le sage. Oui, le racisme systémique existe et je vais appeler à témoin le Larousse pour commencer mon argumentaire. Systémique se dit d’une approche scientifique des systèmes politiques, économiques, sociaux, biologiques, etc. L’approche systémique s’oppose donc à la démarche rationaliste en abordant tout problème comme un ensemble d’éléments en relations mutuelles, dit ce dictionnaire.

Alors, lorsqu’on évoque le racisme systémique, on parle d’un ensemble d’éléments qui, mis en synergie, nuisent à l’égalité des chances.

Parmi les causes systémiques de cette obstruction, il y a évidemment la couleur de la peau, mais aussi les facteurs socioéconomiques, dont les problèmes d’équivalence des diplômes, le profilage racial, la discrimination à l’emploi, le protectionnisme des entreprises, les préjugés qui ont longtemps été véhiculés par l’industrie du divertissement, les empreintes laissées par les idéologies racistes pseudo-scientifiques qui justifiaient l’esclavage et le colonialisme, etc. Tous ces éléments combinés qui agissent en synergie et à différents niveaux de notre société peuvent nuire à l’égalité des chances et expliquer la justification du mot systémique qu’on accole au racisme. Oui, le système produit des préjugés (parfois inconscients), qu’on ne peut saisir pleinement par une simple approche rationaliste en ciblant une cause en particulier.

Évidemment, pour les Premières Nations, le constat est plus manifeste, car ils appartiennent à un système qui les définit dès leur naissance comme des marginaux assujettis à une loi pseudo-ségrégationniste. Il est donc trop facile de vouloir mettre la responsabilité sur le seul dos du fédéral en dégainant la Loi sur les Indiens. Même si cette disposition y est pour beaucoup, le système dont on parle ici est bien plus large, et la mort dramatique et honteuse de Joyce Echaquan est un infime indicateur de sa complexité parfois délétère.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

« Oui, le système produit des préjugés (parfois inconscients), qu’on ne peut saisir pleinement par une simple approche rationaliste en ciblant une cause en particulier », écrit Boucar Diouf.

Pour les autres racismes systémiques, il reste beaucoup de personnes à convaincre. Au Québec, le fait de dire qu'il y a du racisme, ça passe. Il y a de la discrimination systémique, ça peut aussi aller. Cela peut toucher le poids, le genre, le handicap, la race, la religion et même la langue. Les Québécois savent depuis longtemps que bien des écueils du genre attendent les francophones unilingues qui essayent d’atteindre le sommet de la fonction publique fédérale ou les hautes sphères des entreprises privées du Canada. On arrive à comprendre la discrimination systémique, mais pas le racisme systémique. Pourtant le racisme est une discrimination. Si on veut le séparer des autres et parler précisément de racisme systémique, c’est à cause du caractère particulier et indéniablement violent de l’histoire de l’Amérique en la matière.

Il faudra donc beaucoup de pédagogie pour faire comprendre à ceux qui se braquent que faire partie d’un système ne fait pas d’eux automatiquement les porteurs directs des préjugés de ce même système.

Or, quand vient le temps de communiquer la chose, nombreux sont ceux qu’on entend répéter comme seul argument que systémique ne veut pas dire systématique. Mais encore ? Que dire aussi de ceux qui choisissent simplement de camper dans une totale négation de son existence ? Ces réfractaires au racisme systémique ne manquent pas de contradiction, car lorsqu’un anglophone qui se sent culpabilisé nie le recul du français à Montréal en brandissant des statistiques, ce sont les mêmes qui lui sautent dessus pour lui rappeler qu’il n’a pas le droit de minimiser leurs angoisses existentielles qui sont bien réelles. Mais, pour la personne qui se dit victime de racisme systémique, camper dans la négation devient leur seule option. Pourtant, n’en déplaise à cet anglophone, le français recule à Montréal aussi véritablement que le racisme systémique existe malgré sa négation par ce francophone.

Si l’adhésion à cette revendication provoque autant de résistance, c’est aussi parce que le dossier du racisme systémique a été instrumentalisé dès le début par les politiciens. Rappelons-nous. Le premier qui a essayé de faire une commission sur le racisme systémique, c’est M. Couillard en 2017 et, déjà là, ça sentait la politique à plein nez, car il voulait aussi l’instrumentaliser pour diaboliser son adversaire, M. Legault, dont il sentait le souffle sur sa nuque. Malheureusement pour lui, beaucoup de Québécois ont compris à l’époque qu’il cherchait à leur faire un procès sur leur racisme collectif qu’il assimilait à des braises de l’intolérance, mais aussi au projet avorté de laïcité du Parti québécois.

Alors, quand M. Couillard a perdu la partielle dans Louis-Hébert, qui était un château fort libéral, et qu’on lui a certainement susurré à l’oreille de s’éloigner du racisme systémique, il n’a pas hésité à abandonner les promesses faites aux militants et à battre en retraite de façon très opportuniste. Depuis, M. Legault, à son tour, a mordu à l’hameçon qu’il sait politiquement payant. Il a mordu si solidement que même les Lionel Carmant et Nadine Girault ne sont pas autorisés à dire le mot en « s ». Pourtant, dans le plan de lutte qu’ils nous ont dévoilé en décembre 2020, force est de reconnaître que le duo semble vraiment porter à cœur la lutte contre les racismes et discriminations.

Le problème est que le fait de vouloir montrer sa détermination par l’action sans nommer la chose ne pourra pas clôturer le débat, et ça, François Legault est bien placé pour le savoir. Combien de temps les nationalistes ont-ils harcelé les élus à Ottawa pour qu’on reconnaisse le Québec comme une nation ? Quels étaient les arguments traditionnels des politiciens fédéraux au pouvoir pour éviter de sortir de leur bouche ce mot tant réclamé par Québec ? Ottawa aussi pensait que d’ouvrir ce débat allait inévitablement l’exposer à d’autres revendications et velléités connexes. « Si tu leur donnes un doigt, ils vont finir par réclamer tout ton bras ! » Ça ne vous rappelle pas un peu la posture caquiste d’aujourd’hui face au racisme systémique ? Quand enfin M. Harper a accepté en 2006 de reconnaître le Québec comme une nation, M. Legault faisait certainement partie de ceux qui ont apprécié ce petit pas.

Alors, je pense sincèrement que son mutisme d’aujourd’hui autour du racisme systémique n’est pas la bonne approche. Lutter contre quelque chose nécessite d’accepter de le nommer pour mieux le définir clairement. Sinon, les médias vont le faire à leur façon et ouvrir la porte aux dérapages et aux amalgames potentiels.

Je n’ai personnellement jamais eu de problème avec la police en 30 ans de présence au Québec. Je connais aussi beaucoup de Noirs qui vous diraient la même chose. Mais ce n’est pas parce que ç’a bien été pour Boucar que c’est le cas pour Mamadi Camara, Joël DeBellefeuille, Kwadwo D. Yeboah et beaucoup d’autres qui ne sont pas médiatisés. Ce que j’essaye de dire ici, c’est qu’on ne peut pas rejeter d’un revers de main la notion de racisme systémique simplement parce qu’on se dit très ouvert et qu’on ne se reconnaît pas dans ce Québec dont on parle.

La grande majorité des Québécois et des policiers sont des gens respectueux accueillants et tolérants, mais un système n’est pas seulement un ensemble d’individualités comme un écosystème est bien plus qu’une simple addition des organismes qui le composent.

Le mot écosystème réfère à une approche systémique de l’écologie. Pour étudier l’écosystème, il faut tenir compte de la grande complexité des relations qui unissent les individus et les communautés qui s’y trouvent. Il arrive ici que la disparition d’une souris qui semblait insignifiante provoque des conséquences à des niveaux où on ne pouvait même pas le soupçonner. Ce qui est valable pour cette cascade de réactions causée par un mulot dans l’écologie systémique l’est tout autant pour la discrimination du CV de Mamadou dans le racisme systémique.

Autrement dit, le fait que Mamadou soit obligé de se rabattre sur un job alimentaire peu payant parce qu’il est discriminé à l’emploi malgré sa haute diplomation a des conséquences beaucoup plus larges qu’on le pense. En cause, cette exclusion déterminera le type d’appartement qu’il peut s’offrir, le quartier qu’il peut habiter, la qualité de l’école que ces enfants vont fréquenter, les fréquentations que ces jeunes vont avoir à l’adolescence, etc. Alors, si 20 ans plus tard, les enfants de Mamadou tirent de l’arrière, il est trop injuste de vouloir expliquer de façon rationaliste leur situation en disant simplement qu’ils ne sont pas travaillants. Seule une approche systémique de la question permet de mieux comprendre. Dans le fond, c’est juste ça, la patente !

Le Québec n’est pas à l’abri du racisme systémique, mais il est bien loin d’être comparable aux États-Unis. Il demeure, il faut le rappeler aussi, la nation avec la plus grande volonté de construire une société juste et équitable en Amérique. Les statistiques sur les programmes sociaux et les facilités en santé et en éducation sont là pour en témoigner très largement. Pour ceux qui cherchent d’autres preuves, en cette période de l’année, il y a aussi nos rapports d’impôt pour nous montrer plus clairement ce désir de justice sociale et de partage de la richesse.

Alors, le fait de chercher à mieux comprendre ces préjugés sociétaux porteurs d’iniquité ne peut qu’améliorer notre société à la démographie changeante à grande vitesse à cause de l’immigration. Cela dit, un peu de tendresse et d’ouverture de part et d’autre rendraient la discussion beaucoup plus facile et moins durable, car partout où les tiraillements autour de ces questions perdurent, l’extrême droite finit par s’enraciner. Et s’il y a une certitude dans cette histoire, c’est que lutter contre le racisme dans une société ne peut se faire efficacement sans les autres.

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