On dira ce qu'on voudra des Russes, mais question party, ils n'ont de leçon à recevoir de personne.

Vous mettez le pied dans la «Maison des sports», qu'on n'a pas osé appeler «Maison de la Russie» pour des raisons évidentes, et vous entrez dans une grande fête patriotique et sportive. Les murs sont colorés d'un rouge flamboyant, décorés de matriochkas géantes et de drapeaux. «La Russie dans mon coeur» dit la bannière et le coeur qu'on m'a collé sur la poitrine sans me demander mon avis.

Sur la scène qu'on a aménagée, une troupe d'une quinzaine de jeunes chanteurs à la voix grave entonnent des classiques russes et ça danse. On m'invite à côté d'un samovar géant à me servir un thé et à choisir parmi les pâtisseries traditionnelles.

Non, les Russes n'ont pas la mine olympique basse.

Tout le monde est bienvenu ici, on ne vous pose aucune question.

Quel contraste avec la Maison du Canada! Stratégiquement collée sur le parc olympique, c'est une magnifique installation, les familles des athlètes et les invités peuvent y regarder les compétitions sur écran géant, acheter des souvenirs, manger de la poutine et fraterniser dans un confort très sage plein de symboles du «canadiana», dont évidemment le logo de Canadian Tire. Mais n'entre pas là le premier raton laveur venu.

Les Russes veulent faire une démonstration d'hospitalité et de joie de vivre sur fond de gloire sportive et de dignité patriotique. Et ça marche à fond.

À Sotchi, la Maison de la Russie voisinait celle du Canada, ce qui nous a valu cette embrassade mémorable entre le président Vladimir Poutine et Marcel Aubut, lui aussi mis au ban, mais pour d'autres raisons comme on sait. Tout ceci ne se reproduira donc pas...

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Je cherchais cette «Maison des sports» très loin du parc olympique, dans la rue de Gangneung qui borde la mer du Japon. Une bande de joyeux Russes est sortie d'un café.

Ils viennent de Vladivostok, à l'extrême est de la Russie, à deux heures d'avion à peine d'ici, à la frontière nord-coréenne.

Ils m'ont guidé dans leur maison russe, même si, diplomatiquement, il convenait de lui choisir un nom beige jusqu'à en être comique. «Maison des sports». Comme vous savez, le pays a été mis au ban de la communauté olympique après qu'on ait démontré un système de dopage étatique.

Chacun des 169 «invités» à concourir individuellement a droit au titre demi-cuit d'«athlète olympique de Russie».

Sur les murs de cette flamboyante maison, des photos des champions olympiques russes, des Jeux de Grenoble à ceux de Sotchi en passant par Calgary. Je remarque celle d'Alexander Kasyanov, de l'équipe de bobsleigh à quatre, banni à vie pour dopage - une sanction réduite à une seule olympiade cet hiver, ce n'est qu'un au revoir, peut-être...

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Il y a des jeux pour les enfants, du maquillage pour se faire peindre un drapeau ou un ours sur la joue, comme Viktor Martoyas, un homme d'affaires de Novorossiysk, sur la mer Noire, qui a les deux.

«J'accepte la décision [de bannir], si quelqu'un a fait quelque chose de mal, et aux prochains Jeux, on reviendra plus forts encore. Pour moi, il n'y a pas de pays, il y a des athlètes, c'est une grande fraternité, et c'est la même chose pour les spectateurs. Toute la journée, les gens de toutes sortes de pays venaient se faire prendre en photo avec moi et me disait qu'ils étaient déçus pour les Russes. Ça m'a fait plaisir.»

Fedor Savik, un trompettiste de Saint-Petersbourg, prend un thé avec son groupe. Ils joueront demain. 

«C'est difficile de savoir ce qui s'est passé, mais en Europe et en Amérique du Nord, on ne voit pas l'histoire comme en Russie...»

Le ministre des Affaires étrangères russe, par exemple, disait cette semaine que cette histoire de dopage est une invention des Américains «incapables de [les] battre en sport à la régulière».

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Quelques journalistes russes sont autour de la grande championne de patinage artistique Natalia Bestemianova, qui vient d'entrer. Avec son partenaire, elle a remporté l'or en danse à Calgary en 1988 et a été championne du monde quatre fois.

Je demande à un collègue de quoi elle parle. Elle réplique au tweet d'une patineuse américaine qui a critiqué le numéro de la jeune sensation russe Julia Lipnitskaïa.

La Maison des sports ne fait pas qu'accrocher des portraits. On y verra défiler des vedettes pendant deux semaines. L'autre soir, c'est l'ancien hockeyeur Alexeï Yashin qui était là.

Selfies et cris d'émoi garantis.

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Sachez par ailleurs que si l'on déplore quelques «cas individuels», l'histoire du dopage d'État établi par deux rapports et de nombreux témoignages n'est absolument pas accréditée en Russie.

Le témoin principal est le directeur du laboratoire antidopage russe lui-même, Grigori Rodchenkov. C'est lui qui a raconté en détail comment le dopage était organisé et surtout comment des échantillons scellés d'urine ont été trafiqués par les services secrets russes (l'exceptionnel documentaire Icarus nous présente le personnage). Il a dû modifier son apparence et être protégé par la police américaine, qui le cache aux États-Unis - deux de ses collègues sont morts mystérieusement d'une crise cardiaque avant de parler.

Mais en Russie, Rodchenkov passe auprès de plusieurs pour un fou.

«Il a séjourné dans un institut psychiatrique, vous savez», me dit le journaliste Dimitri Simonov, de Sport Express, le principal quotidien de sport en Russie.

«Aussi, Rodchenkov est un drôle de type, il écrit des nouvelles érotiques et il envoie ça aux journalistes, plein de mes collègues m'en ont parlé...»

- Aux femmes vous voulez dire?

- Aux hommes, aux femmes, à tout le monde.

- Mais ça change quoi?

- Ah, tout le monde a le droit d'écrire ce qu'il veut, ce que je vous dis c'est qu'il a beaucoup d'imagination, c'est un romancier, quoi.

Ce qui choque en particulier, ce sont les 47 athlètes qui n'ont pas été invités. En plus de ceux qui ont été pris directement pour dopage, on a interdit à plusieurs athlètes de venir sur la base de simples soupçons. «Viktor Ahn [le champion coréen de courte piste devenu russe avant Sotchi], par exemple, il n'a pas été testé positif. Quelle est la preuve contre lui? Qu'on nous la montre! Des dopés, il y en a eu dans tous les pays.»

«Il y a ceux qui disent: "on n'aurait pas dû être là avec un drapeau blanc, c'est le drapeau de la reddition, le blanc"; et les autres, comme moi, qui disent: "ces athlètes-là ont travaillé des années pour être aux Jeux, ils doivent y être"», me dit Yuri Tretyakov, un touriste qui entend bien aller au hockey.

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Un autre journaliste, qui ne veut pas que je le nomme, trouve totalement farfelue l'idée selon laquelle le dopage à Sotchi aurait pu être organisé «au plus haut niveau», comme l'affirme Rodchenkov.

« J'ai suivi le président Poutine dans plusieurs événements à travers le monde, je l'ai vu se comporter, j'ai vu comme il travaille tout le temps. Vous croyez qu'il a le temps de s'occuper de fioles d'urine? Voyons, c'est totalement ridicule, ça ne tient pas la route.»

Je sors de cette Maison des sports comme si je revenais de très, très loin dans l'espace et dans le rapport à la réalité.

Dans la petite rue qui borde la mer du Japon, des garçons de café s'affairent à remplir les aquariums extérieurs de superbes crabes des neiges tout grouillants, pour attirer les clients qui se masseront bientôt pour souper.

- Ils sont superbes, ils viennent d'où, d'Alaska?

Il me regarde comme un touriste idiot et j'en suis un à cet instant précis, avec le coeur «Russia in my heart» qui est resté sur ma poitrine.

- Mais non, ils viennent de Russie!

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

La maison olympique du Canada, à PyeongChang