C'est l'histoire d'une femme qui entre à l'hôpital pour une opération au coeur et qui en ressort paraplégique.

Elle poursuit le chirurgien. Sept ans et des dizaines de milliers de dollars plus tard, le jugement tombe : la vie de la patiente de 61 ans et de sa famille a été gâchée, les dommages dépassent le million, mais la preuve d'une faute du médecin n'est pas concluante. La requête est rejetée.

Le juge Benoît Moore, de la Cour supérieure, aurait pu se contenter d'une minutieuse analyse de la preuve d'experts, où il est question d'artère « intraventriculaire circonflexe », de « cardioplégie » et d'« hypoperfusion ».

Mais devant ce résultat révoltant, le juge Moore a décidé en passant de dénoncer l'absurdité du système d'indemnisation actuel des victimes d'accidents médicaux. Une sorte de ras-le-bol judiciaire poliment esquissé au milieu de 28 pages bien tassées.

Cette sortie résonne d'autant plus fort que ce juge récemment nommé était un expert du droit de la responsabilité civile à l'Université de Montréal.

***

Un cas tragique comme celui-ci (mais qui n'est qu'un parmi des centaines), écrit le juge Moore, force à se demander si le système fondé sur la preuve d'une faute professionnelle est adéquat.

Il ne l'est évidemment pas. Il faudrait parler d'accidents thérapeutiques, plutôt que d'erreurs médicales.

« Il apparaît évident que les interventions médicales peuvent être source de risques de préjudice sans que l'on puisse démontrer au tribunal une faute du personnel soignant. La question de l'indemnisation d'un tel préjudice se pose alors à l'ensemble de la société », écrit-il dans ce jugement du 2 novembre.

La France, la Nouvelle-Zélande ont un système d'indemnisation sans égard à la faute médicale.

Au Québec, on a soustrait les accidents de travail et les accidents de la route au régime de la responsabilité civile ordinaire. Pourquoi pas les accidents médicaux ?

Avant la création de la SAAQ, le business juridique des accidents de voitures était florissant - et tout aussi absurde. Les poursuites en responsabilité découlant d'accidents de la route - avec preuve d'expert - se comptaient par milliers.

Il ne revient pas à un juge de décider « de l'opportunité d'implanter un tel système d'indemnisation sociale », reconnaît le magistrat. Ce système comporterait d'ailleurs plusieurs difficultés : montant des indemnités, mécanisme d'évaluation et de contestation, création d'un tribunal administratif, etc.

Mais le juge ne peut s'empêcher toutefois de souligner l'injustice qui est exposée devant lui. Anna-Maria Fiocco a subi un lourd préjudice, puis « elle doit investir des dizaines de milliers de dollars en expertises et honoraires d'avocats »... pour se faire dire qu'elle n'a droit à rien. Le chirurgien, Benoît De Varennes, est dans la position de défendre la qualité de son travail, de prouver qu'il n'a pas commis de faute. Le débat s'engage non pas sur les séquelles de la victime de « l'accident », mais sur la compétence du médecin. Un débat exorbitant et mal avisé socialement.

***

Le système actuel profite essentiellement aux avocats et aux experts. Les médecins eux-mêmes paient des primes d'assurance colossales qui servent à enrichir un fonds de défense et d'indemnisation - l'Association canadienne de protection médicale (ACPM), dont le sympathique slogan est « pour l'avancement des soins de santé »...

Le système force un patient victime d'un « accident » à embaucher un avocat, faire une preuve d'expert, toujours difficile vu la solidarité du milieu, attendre des années ponctuées de requêtes et de procédures insensées... et se taper un procès à l'issue incertaine. À l'opposé, le médecin est entièrement défrayé, se fait offrir des experts en quantité et en qualité, d'excellents avocats qui connaissent tous les trucs du métier et beaucoup de médecine.

Même si le dossier se règle, c'est au terme de longues années et d'obstruction légalisée destinée bien souvent à tester la détermination du requérant et à l'épuiser.

Et à la fin, on aura dépensé en pure perte une somme qui aurait pu indemniser (et plus) le patient accidenté par la médecine, sans pour autant faire du médecin un coupable.

Le Collège des médecins est déjà là pour les fautes déontologiques. Le patient qui sort en chaise roulante de la table d'opération se fout pas mal de savoir si l'on peut prouver une faute professionnelle dans la façon d'aller réparer une valve du coeur.

Qu'on gaspille autant d'argent à en débattre n'a aucun sens socialement. C'est la conséquence qu'il faut considérer.

Bref, cette idée consistant à voir ces affaires comme des accidents et non comme des fautes commises par des incompétents nous fait sortir de l'actuelle logique judiciaire ruineuse.

L'idée n'est pas nouvelle. Mais qu'un juge de la Cour supérieure la relance comme un cri du coeur devrait nous forcer à la remettre à l'ordre du jour politique.

Ça tombe bien, on a justement un « gouvernement de docteurs »...

Docteur ?