Ils s'appellent Thibault, Marek, Nadège, Yann, Solène, Dimitri, Fadi ou Abdallah. Ils ont 15 ou 16 ans. Ils ne veulent pas avoir peur. Ils veulent continuer à vivre « comme avant ». Mais ils pensent presque tous que ça sera pire demain. Que « ça va partir en couille ».

C'est l'heure du midi et ils sont là en petits groupes à flâner, à fumer, à parler, à s'embrasser, à écouter du rap.

Je suis en banlieue, 30 km à l'ouest de Paris. Au lycée Le Corbusier, à Poissy. Environ 2000 élèves y étudient. Un lycée « mixte », où environ la moitié sont musulmans. Tout en face du lycée se trouve la « cité » de Poissy, un immense complexe de milliers de logements HLM construit dans les années 60, quand l'usine de voitures embauchait des Marocains en quantité. Les enfants de la cité - Abdallah, Amine... - côtoient ici les enfants des pavillons de banlieue des villages des environs - Solène, Thibault...

Tandis que je m'approche pour parler aux élèves, un gars sans casque sur un motocross passe et repasse dans la rue, directement devant le lycée, en faisant des « wheelings ». On n'y prête plus tellement attention, apparemment il fait son numéro chaque midi. La vie continue, comme vous voyez...

Ce matin du 16 novembre 2015, par contre, ils ne l'oublieront jamais.

D'abord, dans chaque classe, les profs les ont fait parler. Longtemps. Ensuite, le proviseur les a réunis et a fait un discours. « Il a dit de ne pas se laisser décourager, d'être forts et soudés. Il a dit aussi d'essayer de connaître un peu plus l'autre à côté... C'était bien. »

On a lu un poème de Paul Éluard. Et un autre. Ça parlait de paix.

À midi, ils étaient 1000 dans la cour. Quelques centaines dans la cantine. Tout le monde s'est levé.

« Et tout le monde a enlevé la casquette, personne n'a fait un son. » Un événement. « Les gens avaient la tête baissée, on était tous touchés, c'était morbide... »

Puis, ils ont entonné La Marseillaise.

« T'as chanté, toi ?

- Mais oui !

- Moi, je connais pas les paroles... Sauf le début, c'est facile... »

Bref, ce n'était pas la chorale la mieux assortie, certains marmonnaient, d'autres chantaient fort, mais enfin, ils ont chanté. « J'avais des frissons », dit l'une. « Moi, je suis trop naïve, c'était patriotique, je trouvais ça trop bien... » Un autre avait les larmes aux yeux. Un autre, sourire en coin, disait que c'était « touchant », mais bon...

C'était surtout très différent des lendemains amers de Charlie Hebdo.

Le même rituel républicain avait été mis en place en janvier, après les attentats au journal parisien et au marché Hyper Cacher, en janvier. Les choses avaient moins bien tourné...

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Je suis dans un parc, dans un endroit qu'ils appellent « la cabane ». Un haut-parleur miniature joue du Nepal, un rappeur français. Il y en a qui roulent des cigarettes. Il y en a qui roulent du hasch. « C'est le lieu des gens ouverts d'esprit », dit en riant l'une d'eux.

En janvier, me disent-ils, les conversations étaient pas mal plus corsées. Charlie Hebdo choquait. « Ma mère, elle est musulmane, ça la dérangeait les caricatures, un bon musulman passe outre, on ne tue pas les gens pour ça, mais ça blessait... »

Déjà, ces nuances-là étaient irrecevables pour ceux qui défendaient la liberté d'expression. Mais quand on a lu « Je suis PAS Charlie » sur un tableau destiné à exprimer sa solidarité et « ils l'ont bien cherché », l'air est devenu moins respirable.

« À la minute de silence en janvier, des élèves ont refusé de participer, deux ont eu des problèmes avec les profs, ils ont été renvoyés du lycée. »

Tout ça paraît déjà loin. S'il y a des dissidents, on ne les entend pas cette fois...

« C'était que l'apéritif, Charlie Hebdo. Ça fait tellement chier que ça arrive à des civils... N'importe qui. »

Ils sont loin de Paris, mais ils connaissent très bien le 11e. Le Petit Cambodge, le Carillon, les bars... C'est là que la fête se passe.

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Il y en a qui pensent que si, « comme les Américains », on armait « des gens bien » dans le civil, on pourrait tuer les terroristes. Il y en a qui pensent que « si Sarkozy avait été là, ce serait pas arrivé ». Il y en a qui pensent qu'avec Sarkozy ce serait pire. Il y en a qui pensent qu'au moins « Poutine, il se laisse pas faire ».

Ils ont parlé des « amalgames ».

« À la radio, les gens disaient qu'à la mosquée, les imams disent aux hommes de battre leur femme, c'est pas vrai, j'y vais, à la mosquée ! »

« Une fille s'est mise à pleurer en classe, elle porte le voile [pas au lycée, c'est interdit] et quelqu'un dans le bus l'a traitée d'extrémiste. La prof avait les larmes aux yeux... Des skins ont planté une femme voilée à la gare, hier... »

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Ils disent tous « on va se battre ». Ils disent qu'ils sortiront comme avant. Mais tout le week-end, Solène appelait « tous [ses] potes pour leur dire de pas aller à Paris ». Ana parle calmement de ce « monde de terreur ». « Mon frère était en face du Bataclan, il a vu les gens sortir, il est pas allé travailler aujourd'hui, il est braqué sur lui-même. »

« C'est la merde », quoi. Et « ce sera le bordel », parce que « ça va revenir, c'est que le début ». Alors, « c'est plus pareil, c'est pas le même monde... »

N'empêche : Solène, qui a vu ça sur Facebook, voulait que vous sachiez que la minute de silence et La Marseillaise au match de hockey samedi à Montréal, comme tous ces éclairages tricolores sur toutes les places du monde, « ça fait chaud au coeur ».