D'où est donc sorti ce niqab miraculeux? Il est d'un jugement qui «autorise» le port du voile intégral dans les cérémonies de citoyenneté, me direz-vous.

Pas du tout. Cette affaire a pour ainsi dire été programmée par le gouvernement Harper. Depuis le début, le gouvernement savait qu'il allait perdre cette cause. Mais cette défaite annoncée était providentielle, il l'attendait en se frottant les mains.

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Revenons sur la séquence des événements.

D'abord, aucun juge n'a «permis» ou «autorisé» le port du niqab aux cérémonies de prestation de serment des nouveaux Canadiens. C'est un règlement du gouvernement fédéral qui le permet!

Ce règlement, adopté par le Conseil des ministres, dit que le juge de citoyenneté doit accorder «la plus grande liberté possible pour ce qui est de la profession de foi religieuse ou l'affirmation solennelle des nouveaux citoyens».

Au moment où il a été rédigé, personne ne pensait au niqab - encore extrêmement rare, soyons sérieux. On pensait au livre sacré utilisé pour prêter serment ou à certains vêtements rituels qui ne couvrent pas le visage.

En 2011, devant certains cas médiatisés, le ministre de l'Immigration a formulé une nouvelle politique, inscrite dans un Guide: désormais, plus de visage couvert aux cérémonies de prestation de serment.

La position est tout à fait légitime, et comme je l'ai déjà dit, je suis tout à fait d'accord avec ce principe: dans ces moments solennels - serment de citoyenneté, témoignage en cour -, on devrait appliquer le test de l'aéroport et se montrer le visage. Point.

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Seul hic, une simple «politique» ministérielle ne peut pas contredire un «règlement» adopté par le Conseil des ministres au complet. En cas de contradiction, la politique doit s'effacer face au règlement.

Aussi, quand un juge de citoyenneté à Toronto a interdit à Zunera Ishaq de porter son niqab, elle s'est rendue en Cour fédérale. Hé, décidez-vous: d'un côté, on me promet «la plus grande liberté possible», de l'autre, on me dit d'enlever le niqab...

Le juge de la Cour fédérale n'a pas eu beaucoup de difficulté à lui donner raison. Pas au nom de la liberté de religion. Pas au nom des accommodements raisonnables. Pas parce qu'il trouve qu'on brime les droits constitutionnels de cette femme.

Le juge lui a donné raison... Parce que le gouvernement n'a pas changé son propre règlement!

Le juge Keith Boswell a d'ailleurs refusé d'examiner les arguments constitutionnels: c'est inutile, il s'agit ici d'une affaire archisimple, qui consiste à appliquer et bêtement à hiérarchiser les normes juridiques.

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Ça, c'était en février dernier. Tout de suite, le gouvernement fédéral a déploré cette décision et dit qu'il la porterait en appel. Ce qu'il a fait.

Le résultat était prévisible: la Cour d'appel fédérale a confirmé le premier jugement il y a deux semaines. Dans un jugement de... six paragraphes!

Les trois juges d'appel ont eux aussi refusé d'examiner les arguments de liberté religieuse ou les limites des contraintes à imposer par l'État. Il n'y a rien à discuter, le règlement est clair. Un jugement d'une page et demie, merci, au suivant.

Bref, ça n'a rien à voir avec l'affaire du kirpan du jeune sikh, où l'on soupesait longuement s'il était raisonnable d'accorder à un jeune homme l'autorisation de porter un couteau rituel à l'école.

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En pleine campagne électorale, le jugement d'appel sur le niqab arrive comme une bénédiction pour les conservateurs - et le Bloc par la bande.

La chose juridiquement intelligente à faire pour obtenir le résultat recherché aurait été de changer le règlement pour interdire le niqab. C'est ce que le gouvernement aurait pu faire dès février. Nul besoin d'une loi: un simple décret gouvernemental aurait permis de changer le règlement.

Mais non, politiquement, il est bien plus utile de laisser entendre que ce sont encore une fois les juges qui imposent des accommodements religieux dont la population ne veut pas.

Alors, allez, on remet ça! Le ministre de l'Immigration Chris Alexander annonce qu'il s'adressera à la Cour suprême.

Si, par impossible, le plus haut tribunal entend cette affaire, il la réglera en deux lignes. Il n'y a aucun enjeu juridique ici.

Les conservateurs parlent d'une nouvelle loi si jamais le jugement leur est défavorable. Il le sera! Et on n'a pas besoin d'une loi!

Une fois le règlement changé, bien entendu, on en verra sans doute contester cette limite à la liberté de religion. À ce moment-là, on verra ce que diront les juges. Personnellement, il me semble que c'est une limite parfaitement raisonnable que d'imposer un visage découvert à ce moment.

Mais en attendant, il n'y a qu'un seul responsable de la situation: le gouvernement Harper, qui n'avait qu'à faire son travail cet hiver, et qui a programmé ce résultat en ne le faisant pas.