L'homme n'est pas très grand, mais il est râblé. À 52 ans, il émane toujours de Garry Kasparov cette intensité ravageuse qu'il a déployée devant l'échiquier, où il a tout écrasé sur son passage. Assis au bout de son fauteuil, dans cette suite du Ritz où il me recevait hier, le dissident en exil parle du régime « mafieux » de Vladimir Poutine, qu'il compare au Hitler de 1938. Celui que le monde laissait museler l'opposition et envahir les pays voisins sans rien faire.

« Le régime Poutine va probablement finir dans le sang, il va exploser comme tous les régimes dictatoriaux, sans avertissement... »

La vie n'est plus un jeu depuis longtemps déjà. Ça ne l'a jamais été, d'ailleurs. Dans ses années de gloire de champion d'échecs, quand l'empire soviétique agonisait, le combat était bien plus que sportif. Le match entre l'Américain Bobby Fischer et le Russe Boris Spassky, en 1972, était la culmination de la guerre froide. La rivalité entre Kasparov et Anatoly Karpov, dans la décennie suivante, a préfiguré la fin de l'Union soviétique.

Kasparov, 21 ans, bouillant, impatient, émotif, spectaculaire, penché de tout son corps vers l'échiquier, physiquement engagé dans le match, qui défait en 1985 l'homme du Parti communiste, Karpov, un frêle et blafard génie au style reptilien qui enserrait ses adversaires insensiblement jusqu'à l'étouffement final... Tout un monde s'effondrait.

Kasparov, déjà, dénonçait la Fédération internationale des échecs, ce qui revenait à critiquer le régime soviétique, qui la contrôlait.

« Revoyez-vous Karpov ?

- On a fait un match d'anciens en 2009... On ne se parle pas. Pour lui, tant qu'il y a quelqu'un au pouvoir au Kremlin, ça va, il ne veut pas être embêté. »

***

Kasparov, retraité de la compétition depuis 2005, consacre encore le tiers de son temps aux échecs, qu'il réussit à implanter dans les écoles. « À New York, on a des succès formidables dans les quartiers pauvres, plusieurs écoles primaires ont rendu les échecs obligatoires, c'est un outil pour s'attaquer aux problèmes actuels de l'éducation : concentration, calcul, logique... »

Tout ça, comme la conférence qu'il donnait pour l'Institut économique de Montréal hier, c'est en attendant. Il attend son tour. Il se contente de dire qu'il répondra le temps venu à « l'appel du devoir ». Mais lui qui a voulu se présenter à la présidence de la Russie en 2008 n'a clairement pas renoncé à un retour. Il est à la tête d'une coalition d'opposants un peu disparate, l'Autre Russie. Sauf qu'il a quitté le pays en 2013.

« Mon problème n'est pas d'y retourner, mais d'en ressortir ! » dit-il en riant.

Emprisonné cinq jours en 2007 pour une manifestation « illégale », surveillé, menacé, il se déplaçait avec des gardes du corps, ne vole plus sur Aeroflot et choisit soigneusement ses destinations.

« Quand je dis que je fais de la politique, les gens en Occident pensent que je suis dans un parti, qu'on collecte des fonds, qu'on tente de se faire élire... Pas du tout ! En Russie, il faut la permission du Kremlin pour se présenter. On ne se bat pas pour être élus, on se bat pour qu'il y ait de vraies élections ! »

- Garry Kasparov

Dans l'état actuel de la Russie, ce n'est pas de la paranoïa. L'hiver dernier, son « cher ami », l'opposant Boris Nemtsov, a été assassiné en pleine rue à deux pas du Kremlin.

Pour lui, il n'y a « absolument aucune chance » que le crime n'ait pas été ordonné par Poutine. « Boris était le plus brave d'entre nous. Il a franchi la ligne rouge, il a insulté Poutine gravement, sur place, devant le Kremlin. Il n'aurait pas été assassiné sans un ordre en haut lieu. C'est comme ça que ça fonctionne dans la mafia. »

***

Après l'effondrement de l'URSS, Kasparov a soutenu Boris Eltsine. « Ce n'était pas parfait, mais on était sur la bonne voie démocratique. » Poutine a signalé que ça ne se passerait pas comme ça. « Le premier signe a été la réintroduction de l'hymne national soviétique. Ce n'est rien en apparence. Mais c'est énorme symboliquement. »

« Jusqu'en 2008, en apparence, Poutine respectait la Constitution - qui prévoit un maximum de deux mandats de suite pour le président ; après quoi il a changé de rôle avec le premier ministre Medvedev pour ensuite revenir à la présidence.

« Il lui fallait une nouvelle mythologie. Il parle de restaurer la Mère Russie, et pour ça, il a besoin de créer des ennemis. Il lui faut un discours haineux. Il a envahi la Géorgie, bien avant la Crimée. Il n'y a eu aucune réaction. L'invasion de la Crimée a provoqué des sanctions, mais on l'a laissé faire. En Ukraine, je ne dis pas que l'Occident doit envoyer des soldats, mais au moins des armes sérieuses. Chaque fois que les États-Unis et l'Europe montrent leur faiblesse, Poutine devient plus fort. La seule qui a des couilles en Europe, c'est Angela Merkel. »

« En 1936, au lieu d'envoyer des athlètes aux Jeux de Berlin, si l'Europe avait envoyé des soldats pour défendre le gouvernement légitime d'Espagne, le monde n'aurait pas été le même. Les dictateurs bénéficient de ces Jeux qui sont organisés à leur gloire. Poutine a eu Sotchi avant la Crimée et l'Ukraine. »

La pression économique est pourtant forte sur la Russie, avec les sanctions. « Ça n'empêche pas d'aider le régime syrien. Les fonds des oligarques russes sont essentiellement intacts. Et ces gens-là ne peuvent pas se permettre une transition pacifique après tout ce qu'ils ont fait et avec tout ce qu'ils ont à perdre - certains sont dans le Forbes 100. »

Le pouvoir de Poutine est à son zénith, mais « tous les dictateurs finissent par tomber ». Le problème, c'est qu'il n'a aucune stratégie de sortie.

« Mon influence est limitée en Russie ; mon espoir, c'est que la classe moyenne et les élites comprennent à quel point Poutine est dangereux... Il a l'arme nucléaire. »

Laisse-t-il entendre qu'il l'utiliserait ?

« Je ne pense pas, mais voulez-vous courir le risque ? L'impunité rend arrogant. La complaisance de l'Occident le rend sans cesse plus fort. »

Veut-il qu'on lui déclare la guerre ? Non. On a beau recycler les métaphores d'échecs et les clichés sur « l'échiquier international », les relations internationales ne sont pas un jeu d'échecs. « Ce n'est pas un monde avec des cases noires et blanches. Il y a tellement de couleurs, et toute une panoplie de mesures. »

Mais encore faut-il jouer. Lui, qui vient tout juste d'avoir un quatrième enfant, veut jouer, et intensément.

Il joue un peu sa vie, en vérité.