Comme symbole d'une justice moderne tournée vers la résolution des problèmes, mettons que c'est assez raté. Depuis un mois et demi, l'ordre des avocats est au milieu d'une immense chicane qui ne fait que s'amplifier.

Celle que les avocats du Québec ont désignée pour présider leur ordre professionnel fait la guerre au Barreau. Et le Barreau lui fait la guerre aussi.

Ça se poursuit et contre-poursuit à coups de centaines de paragraphes au vitriol et de virgules assassines. Ça s'accuse de sombres complots. Ça se traite de menteurs. Et de voleurs - de jeans ou d'élection, c'est selon.

Chaque jour, on entend de la Maison du Barreau un nouveau « boum » dans ce conflit interne absolument sans précédent.

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Tout commence quand les journalistes Philippe Teisceira-Lessard, Daphné Cameron et Vincent Brousseau-Pouliot écrivent le 1er juillet que la bâtonnière Lu Chan Khuong, fraîchement élue, a été arrêtée 15 mois plus tôt pour vol à l'étalage dans le magasin Simons de Laval. L'avocate s'est vigoureusement défendue et a dit avoir payé deux fois des jeans par inadvertance, laissant impayés deux autres jeans.

Ses explications n'ont pas convaincu la police, mais elle a fait l'objet d'une « déjudiciarisation » par un procureur. Ce programme vise à ne pas encombrer le système avec des dossiers mineurs ; on entre le nom du présumé contrevenant dans le système (au cas où il récidive), mais il n'est jamais accusé. Il n'y a aucune admission de culpabilité. Tout demeure confidentiel.

Sauf qu'il y a eu une fuite. On aura beau blâmer les médias tant qu'on voudra, la Cour suprême a déjà reconnu que les médias n'ont pas à être tenus responsables d'une violation de la confidentialité s'ils révèlent une information d'intérêt public - même si elle a été obtenue parce que quelqu'un, lui, a violé son obligation de confidentialité.

Devant cette fuite, le conseil d'administration a convoqué Me Khuong et lui a demandé des explications. Ses explications n'ont pas été convaincantes, on lui a reproché de n'avoir pas informé le conseil de son arrestation en avril 2014, et on l'a suspendue vu qu'elle refusait de démissionner. Un comité d'éthique étudie le cas...

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J'ai déjà écrit que le Barreau avait agi dans la précipitation, sinon la panique, et n'avait pas fait les choses comme des juristes prudents devraient le faire. Établir les faits calmement, donner le temps à l'intéressée de s'expliquer comme il faut, tenir compte de la confidentialité de la déjudiciarisation, etc.

Sauf que la bâtonnière, élue avec 63 % des votes, a répliqué avec une poursuite en forme de bombe nucléaire : elle poursuit les membres du C.A. (sauf deux membres absents), la directrice du Barreau et la secrétaire.

Elle ne se contente pas de dénoncer le processus inéquitable et expéditif, ce avec quoi de très, très nombreux avocats sont d'accord. Elle accuse en plus tous ces gens d'avoir pris part à un complot vengeur pour favoriser son adversaire à l'élection du printemps, Luc Deshaies - la majorité des membres en effet le soutenaient, mais l'accusation semble gratuite.

On imagine l'ambiance si elle gagne ! Elle réclame en plus un dédommagement de 95 000 $ pour atteinte intentionnelle à ses droits.

Comment revenir à son poste après une attaque aussi totale ? Comment pense-t-elle occuper utilement sa fonction après avoir tout rasé ?

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Les membres du C.A. ne sont pas en reste. Ils ont déposé hier une « défense » de 67 pages, où neuf d'entre eux la poursuivent à leur tour pour atteinte à leur réputation.

Le Barreau l'accuse d'avoir d'abord nié l'incident lui-même, en disant ne pas savoir de quoi le journaliste parlait. Mais le Barreau va plus loin et discrédite sa version « contradictoire » et « invraisemblable ». Bref, on croit qu'elle a effectivement commis un vol et qu'elle est indigne d'occuper une fonction qui lui donne un statut semblable à celui d'un juge ou du ministre de la Justice.

Une tentative de médiation avec l'ancien juge en chef de la Cour supérieure François Rolland a échoué. Une assemblée générale de tous les membres (plus de 25 000 !) a lieu la semaine prochaine, mais on n'y décidera rien et ça risque de ressembler à une thérapie de groupe.

Bref, à moins d'avoir furieusement le goût de se faire de superbes procès pendant cinq ans, tous ces gens devraient organiser une nouvelle élection au plus coupant. (Tous n'ont pas l'audace de l'avocat Guy Bertrand, qui avait lui-même requis de laver sa réputation devant le Conseil de discipline, quand on l'avait accusé dans un média d'avoir rompu son serment de confidentialité dans une affaire !)

Sinon, le Barreau fonctionnera sans bâtonnier pendant deux ans.

Bah, ça n'empêche pas les avocats de dormir : pas même la moitié d'entre eux ne s'est donné la peine de voter pour choisir le bâtonnier. Et comme vous dira tout employé d'un ordre professionnel : en entrant au bureau, on se demande rarement si le président est là...

Mais comme image de ce « pilier de la justice », comment dire ? Ça fait chenu.