En 1980, Irwin Cotler était prof de droit à McGill et avait acquis une réputation internationale pour sa défense de prisonniers politiques. Le plus célèbre alors était Natan Sharansky, un physicien soviétique militant des droits de la personne condamné en 1977 et envoyé aux travaux forcés dans un goulag.

L'affaire Sharansky avait fait un bruit énorme, et en Afrique du Sud en particulier. Cotler avait été invité à prononcer des conférences dans le pays.

À l'époque, la seule mention publique du nom de Mandela était une infraction criminelle en Afrique du Sud.

«Ma conférence était intitulée: Pourquoi Sharansky et pas Mandela?», rappelle Cotler, député libéral fédéral depuis 2000.

Les deux hommes étaient emprisonnés pour la même raison: ils luttaient pour la liberté. L'un contre un régime totalitaire, l'autre contre le seul régime depuis la Seconde Guerre à avoir institutionnalisé juridiquement le racisme.

Aussitôt sa conférence terminée à l'Université du Witwatersrand, à Johannesburg, la police vient cueillir Cotler. Mais ce n'est pas pour l'envoyer en prison. C'est pour l'emmener directement au bureau du ministre des Affaires étrangères, Pik Botha.

«La première chose que j'aperçois sur le mur du bureau du ministre, c'est une photo de Sharansky!», raconte Cotler.

Les deux hommes entreprennent alors une discussion musclée qui va durer trois heures.

Botha ne peut pas comprendre qu'on puisse mettre Sharansky et Mandela sur le même pied. «Il me disait: «Sharansky se bat contre le communisme, et Mandela est un communiste et un terroriste!» »

Mandela a admis avoir planifié et participé à des actes de sabotage au début des années 1960, et avoir commencé à envisager la lutte armée. «Mais on ne peut pas appeler ça du terrorisme», estime Cotler. La lutte pacifique et toutes les mesures de désobéissance civile des années 1950 n'avaient donné lieu qu'à plus de répression et de massacres de la police sud-africaine.

Pour Botha, les Noirs étaient parfaitement égaux... mais simplement «séparés».

«À la fin de la discussion, Botha m'a dit qu'il pourrait m'expulser du pays immédiatement, mais comme j'étais l'avocat de Sharansky, il me permettait de rester. Il m'a dit de rester dans le pays et d'aller voir l'Afrique du Sud réelle, pour me faire une idée et voir à quel point c'était une belle démocratie. Il était convaincu que je changerais d'idée.»

Cotler visite le pays pendant 10 jours, au bout desquels il retourne voir Botha. «Je lui ai dit: «Vous avez raison, c'est une superbe démocratie... pour les Blancs. Pour les Noirs, c'est encore pire que je ne le croyais.» »

Mandela avait d'excellents avocats en Afrique du Sud. Ce qu'il lui fallait, c'étaient des avocats dans le reste du monde pour plaider sa cause dans l'opinion publique - ce que Cotler a fait au Canada.

Avec des gens des églises, des syndicats et divers groupes, il a donc été un de ceux qui ont fait que Montréal a été une des villes actives dans la dénonciation de l'apartheid. Ce n'est pas un hasard si Mandela a choisi Montréal parmi ses premières visites, en 1990.

Ce qu'on dit moins, par contre, c'est qu'on était plus facilement anti-apartheid que pro-Mandela. La campagne de dénigrement avait laissé des traces et le personnage ne faisait pas du tout l'unanimité.

«Sa lutte personnelle était indissociable de la lutte contre l'apartheid», dit Cotler, qui a dû insister pour qu'on mette au premier plan la lutte pour la libération de Mandela, et non pas seulement le combat contre un régime.

Plusieurs négociations ont eu lieu avant la libération de Mandela. Le gouvernement sud-africain a notamment demandé à Cotler d'approcher les Russes: s'ils libéraient Sharansky, ils libéreraient Mandela. Les Russes ont refusé.

"*

Bien des années plus tard, Mandela était sorti de prison et Sharansky du goulag. Cotler, qui est retourné plusieurs fois en Afrique du Sud, a rencontré à nouveau Pik Botha. Il était devenu membre du Congrès national africain et ministre au sein du gouvernement Mandela. Il n'avait pas oublié cette discussion avec un avocat montréalais...

Comment un homme qui défendait férocement l'incarcération de Mandela a-t-il pu devenir un de ses ministres? Un de ses supporteurs?

Il ne s'agit pas simplement d'un changement d'allégeance politique. Il s'agit de rallier quelqu'un qui niait votre droit de voter et votre liberté. Non pas un adversaire politique, mais un ennemi, un vrai.

Mandela ne ferait aucun compromis pour retrouver la liberté: son emprisonnement prendrait fin avec l'apartheid. Il n'en ferait pas non plus sur son objectif: la réconciliation inclurait même les bourreaux.

Irwin Cotler n'est pas le seul à pouvoir dire aujourd'hui que Mandela demeure «une des deux grandes inspirations de ma vie [avec Elie Wiesel]».

Il y a 30 ans, ils étaient moins nombreux à faire de cette inspiration une action. Une cause.