Ils décrivent une boule de feu et un train fou qui leur fonce dessus. On voit ce centre-ville rasé. Ces maisons éclatées. Les disparus se comptent par dizaines. On ne «confirme» qu'un mort. Mais c'est évident, l'ampleur de la tragédie est seulement suspendue, faute d'informations.

L'horreur est évidente, c'est seulement qu'on ne lui a pas donné un chiffre.

Ce qui est arrivé à Lac-Mégantic est sans précédent à plusieurs points de vue. C'est probablement un des incendies les plus meurtriers de l'histoire du Québec, une des plus graves catastrophes ferroviaires, et un accident écologique majeur. En même temps.

Est-ce bien un «accident», au fait?

Le peu qu'on sait nous laisse plutôt penser à un acte de négligence aussi catastrophique que... criminelle.

Un accident a quelque chose d'imprévisible, il peut être le fait d'une erreur, d'une défaillance technique, d'un moment d'inattention. Dans le cas d'un convoi aussi dangereux, il va de soi que le niveau de précaution requis doit être extrêmement élevé. On ne peut pas tolérer qu'un train semblable «parte tout seul» à cause d'un oubli ou d'une simple défaillance. Il faut donc, par définition, qu'un dispositif d'urgence vienne annuler une «erreur humaine», un bris, etc.

De la même manière qu'il y a plus d'un système de sécurité dans un avion, il faut qu'il y ait plusieurs étages de sécurité pour un train semblable. Une «malchance» n'est pas censée suffire.

Comment se fait-il qu'un train aussi dangereux ait été laissé sans surveillance? On peut laisser un train comme ça en gare, tout bonnement, en attendant la prochaine équipe, tandis que les cheminots abandonnent la locomotive?

Comment expliquer, en passant, qu'il puisse partir «tout seul»?

Selon des témoins, ce train était à Nantes à 23 h vendredi. Il a foncé sur Lac-Mégantic, 12 km plus loin, et plus bas, vers 1 h du matin.

Que s'est-il passé entre les deux? Si, par une incroyable incompétence, le conducteur de la locomotive a mal installé les freins, comment se fait-il qu'il n'y ait pas de dispositif de sécurité d'urgence qui empêche un train d'atteindre une vitesse dangereuse dans une zone où il est censé voyager au ralenti? Est-ce la compagnie qui n'y a pas vu?

Passé un certain stade d'insouciance, un comportement peut devenir un crime. Même sans vouloir les conséquences.

Il y a un nom pour ça: la négligence criminelle.

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Partout au Québec, les villes et les villages sont traversés de voies ferrées. Et partout au Québec, les mêmes questions vont se poser: quelles sont les normes de sécurité, qui vérifie la conformité des transporteurs, quels sont les mécanismes d'urgence?

L'industrie ferroviaire est pourtant encadrée d'une multitude de lois et de règlements, de la formation des employés à la vérification des freins. Qu'est-ce qui a manqué, ici? C'est trop énorme pour être résumé à une simple erreur humaine, un simple bris, une sale malchance.

Quand on transporte des bombes incendiaires, on a des responsabilités plus élevées que quand on transporte des bestiaux.

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On accuse l'augmentation du transport de pétrole. Certains y voient une autre raison d'abandonner le pétrole le plus vite possible.

À cela, on peut répondre que si c'est pour des raisons de sécurité, les pipelines viendront remplacer bien des convois.

Et surtout, même sans pétrole, on ne mettra pas fin au transport ferroviaire de substances dangereuses. Les substances utilisées pour l'agriculture, la fabrication de médicaments, la médecine, les nettoyants... les piles au lithium, même, sont dangereuses. On ne peut pas imaginer, à moins de vouloir paralyser l'économie et revenir 100 ans en arrière, de stopper le transport de substances dangereuses.

On sait, par ailleurs, qu'on ne peut pas vivre dans un monde à «risque zéro» -une vérité première qui sert d'excuse un peu commode, mais une vérité tout de même.

Ce qu'il faut, ce n'est pas arracher les chemins de fer ni interdire le transport du pétrole. C'est s'assurer qu'on le fait en toute sécurité.

Ce que ça veut dire?

Que quand les freins, quelque part, viennent à manquer, ou qu'il y a un bris, ou une imprudence, bref quand un «accident» survient, des mécanismes secondaires l'empêchent de devenir une tragédie.

Il ne s'agit pas de limiter les dégâts. Il s'agit de sauver des vies. On vient de se le faire dire de manière absurde et infiniment triste.