La première chose qui frappe, chez l'agent Jean-Loup Lapointe, c'est sa manière de s'exprimer. Un français impeccable, un vocabulaire précis. Rien à voir avec le langage stéréotypé qui sortait naguère de la bouche des policiers entraînés à utiliser un parler du dimanche pour la Cour.

On a affaire à un policier de la nouvelle génération, exemple même de cette «police éduquée» que Serge Ménard réclamait il y a 15 ans.

Cette police-là ne dit pas «en tout cas», elle dit «du moins». Elle maîtrise les abstractions juridiques et connaît les pièges des avocats.

 

Mais ça ne garantit pas pour autant une manière plus intelligente d'exercer son autorité.

Tout le monde se demande si l'agent Lapointe avait des motifs de sortir son arme et de tirer quatre fois dans cette «masse» humaine qui s'abattait sur lui. C'est à l'évidence une excellente question, vu que Fredy Villanueva en est mort et que Jeffrey Sagor Metellus a reçu une balle dans le dos.

Mais pour avoir entendu une partie de son témoignage, je suis à peu près persuadé qu'il soulèverait un doute chez un jury en plaidant la légitime défense, dans l'hypothèse peu probable où il serait accusé d'un crime (meurtre à l'utilisation négligente d'une arme à feu).

Il n'en reste pas moins que cette mort n'aurait jamais dû survenir et que l'agent Lapointe avait le moyen de l'éviter.

Mais pas quand il était au sol, en train de maîtriser un jeune homme et de s'inquiéter des quatre autres qui l'entouraient ou qui sautaient sur lui - selon la version qu'on retient.

C'est le départ de cette affaire qui n'a aucun sens.

Nous voici à l'heure du souper dans un quartier où les tensions ethniques sont vives, où des gangs de rue sévissent, et où la police cherche des stratégies pour maintenir l'ordre.

Il est 18h30 et ces deux policiers voient cinq jeunes hommes qui jouent aux dés.

Saviez-vous qu'il y a un règlement municipal qui interdit les jeux de hasard dans les endroits publics? Moi, non. Je sais, par contre, depuis mon cours de droit, qu'il est à peu près humainement impossible de vivre une semaine dans Montréal sans violer un règlement. Il y en a sur à peu près tous les sujets, et si on en faisait l'énumération exhaustive, bien des gens auraient peur de sortir de chez eux!

Donc, il y a ces jeunes latinos et Noirs qui jouent aux dés et ces deux policiers blancs qui arrivent.

Selon Jean-Loup Lapointe, en constatant cette infraction au règlement municipal (un RM dans le jargon), il décide d'intervenir. Sa nouvelle coéquipière Stéphanie Pilotte a dit au coroner que l'agent Lapointe ne lui a pas parlé du RM. Et les avocats des jeunes mettent en doute la version de Lapointe. En 15 ans, sur tout le territoire de Montréal, il y a eu... deux billets d'infraction émis pour ce RM. Des avocats des jeunes disent qu'en fait il voulait identifier ces jeunes pour fins de surveillance.

Mais supposons qu'il dise la pure vérité. Il me semble que c'est encore pire. Est-ce vraiment une bonne idée d'aller faire respecter un RM désuet auprès de jeunes qui ne font rien de mal?

Une semaine, l'État annonce qu'il se lance dans le jeu en ligne. La semaine suivante, un policier explique que c'est en allant donner des contraventions à des jeunes qui jouaient aux dés qu'il en est venu à en tuer un.

Allez expliquer ça à un nouveau venu dans ce pays.

J'écoutais l'agent Lapointe l'autre jour raconter pendant des heures un épisode qui a duré à peine une minute. Je baisse ma vitre, je sors de ma voiture, je les interpelle... fraction de seconde par fraction de seconde. Et en arrêtant pour préciser où tous sont situés, dessin à l'appui. Mon bras est ici, ma jambe est comme ça.

Et j'avais ce même fantasme qu'au temps où je passais mes journées à écouter des témoignages à la cour: ça va finir autrement.

Je sais bien que ça finit par une mort et un blessé. Mais en entendant le fatal enchaînement des choses, dans la décomposition et la recomposition judiciaire du temps, on a parfois cette illusion qu'on possède la réalité. Qu'on peut en détourner le cours absurde vu qu'on la regarde dans un microscope.

Eh non. Il y a toujours quatre coups de feu. Un qui tue, un qui blesse. Et, bien sûr, c'est normal, on se demandera longtemps et avec raison pourquoi fallait-il tirer, les autres n'étant pas armés. Il y aura beaucoup à dire là-dessus.

Mais moi, en écoutant ce jeune policier décrire tout ça, c'est le début que je ne comprends pas. Est-ce vraiment ainsi que la police exerce son autorité, surveille ce quartier difficile? Un RM sur les jeux de dés?

Il faut le croire quand il dit qu'il avait peur. Mais j'ai l'impression qu'il avait peur bien avant de tirer.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca