Des miettes pour les consommateurs. Des millions pour les avocats. Ce n'est pas d'hier que les résultats des actions collectives font tiquer le grand public. Mais quand un avocat chevronné monte au créneau pour assurer la crédibilité de sa propre industrie, c'est le signe qu'il est nécessaire de redresser la barre.

Il y a 10 jours, la Cour supérieure du Québec a autorisé Me Bruce Johnston, cofondateur d'un important cabinet spécialisé en actions collectives, à intervenir comme « ami de la cour » dans une action contre Ticketmaster, StubHub et d'autres vendeurs de billets de spectacles qui auraient gonflé leurs prix illégalement.

Cette demande inusitée vise à apporter un éclairage indépendant sur le projet de règlement de cette action collective qui irait à l'encontre des intérêts des consommateurs et de la justice, selon Me Johnston.

Le règlement qui doit être approuvé par le tribunal a été conclu par LPC Avocat, un cabinet fondé en 2016 par un avocat fraîchement diplômé qui a déjà lancé 22 actions collectives.

Qu'un avocat s'immisce dans le dossier d'un nouveau concurrent peut prêter le flanc à la critique. Question d'apparence, il aurait été plus souhaitable qu'un groupe de défense des consommateurs ou un professeur d'université joue le rôle d'ami de la cour.

Mais le juge Kirkland Casgrain, qui a approuvé la demande, estime que Me Johnston a des « intentions louables », que « sa démarche est courageuse » et que les questions qu'il soulève sont « éminemment sérieuses et opportunes ».

Bref, elles méritent d'être débattues.

Me Joey Zukran, de LPC Avocat, a toutefois l'intention de faire appel pour bloquer l'intervention « amicale » de Me Johnston. Ni l'un ni l'autre des deux avocats n'ont voulu commenter l'affaire, puisqu'elle est devant les tribunaux.

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Quel est l'enjeu, au juste ?

Le règlement de l'action collective prévoit des honoraires d'un million de dollars pour LPC Avocat, ce qui représente 30 % des sommes que les entreprises pourraient verser. Mais de leur côté, les consommateurs lésés n'auront droit qu'à des coupons-rabais d'une valeur de 6 à 24 $.

Cette forme d'indemnisation est hautement critiquée, car les études démontrent que très peu de membres utilisent les coupons-rabais, m'a expliqué Me Catherine Piché, professeure de droit à l'Université de Montréal spécialisée dans les actions collectives.

Dans le cas présent, on force les consommateurs à débourser de gros sous pour acheter un nouveau billet - ou plutôt deux, car on assiste rarement seul à un spectacle - afin d'obtenir quelques dollars d'indemnisation.

Ce mécanisme ressemble plutôt à une méthode pour forcer les victimes à faire de nouveau affaire avec l'entreprise fautive.

Ainsi, les entreprises poursuivies risquent de s'en tirer à bon compte... tout comme l'avocat qui empoche de juteux honoraires sans avoir plaidé le dossier en cour.

Même s'il n'a pas présenté de feuille de temps, LPC Avocat dit avoir consacré plus de 1200 heures au dossier qui était hautement contesté. Pour vous donner une idée, cela équivaut à 30 semaines complètes à raison de 40 heures par semaine, à un taux horaire de 833 $ l'heure.

Une telle somme de travail fait sourciller quand on sait que le cabinet, qui ne compte que deux jeunes avocats, mène une vingtaine d'actions de front. Me Johnston suggère que le manque relatif d'expérience et la charge de travail ont pu contribuer à ce que le cabinet négocie un règlement.

Au Québec, plus de 80 % des actions collectives se terminent par un règlement plutôt qu'une décision du tribunal. Quand les deux parties s'entendent, la cour approuve généralement le résultat sans broncher.

Mais le tribunal ne peut se contenter d'agir comme un « tampon encreur », comme le dit si bien le juge Kirkland Casgrain.

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On sent que la culture est en train de changer chez les juges qui sont de plus en plus mal à l'aise face à la rémunération que touchent les avocats par rapport aux sommes reçues par les victimes.

Depuis 25 ans, seulement 60 % de l'argent obtenu dans des actions collectives au Québec est allé aux membres. Le reste s'est envolé en frais légaux et administratifs, calcule Mme Piché.

L'an dernier, la juge Claudine Roy a créé des remous en refusant d'entériner le règlement d'une série d'actions collectives lancées par Option consommateurs contre différentes banques. Son jugement a été maintenu par la Cour d'appel en avril dernier.

La juge Roy considérait notamment que les honoraires des avocats étaient trop élevés. Sa décision remettait en cause l'inflation des honoraires des avocats ces dernières années.

En partant, les montants des litiges sont plus importants, sans que les dossiers soient plus complexes, car les actions multiples permettent maintenant de poursuivre tous les acteurs d'une même industrie d'un seul coup.

Mais en plus, les conventions d'honoraires des avocats sont de plus en plus généreuses. « Alors qu'antérieurement plusieurs conventions prévoyaient des pourcentages de 15 ou 20 %, les conventions semblent maintenant atteindre plus souvent la limite supérieure de ce qui a déjà été accordé par les tribunaux (25, 30 ou même 33 %) sans tenir compte du contexte particulier de chaque affaire », note la juge Roy.

Il est peut-être raisonnable d'accorder 30 % à un avocat qui a plaidé un cas ardu jusqu'à la Cour suprême, apportant une véritable valeur ajoutée aux membres de l'action collective.

Mais le même 30 % n'est pas approprié pour un avocat qui a réglé rapidement un dossier simple. De tels honoraires deviennent alors une moins-value pour les membres de l'action collective.

Aux juges de faire la part des choses.