Le dessinateur peut parfois s'autocensurer. Mais l'essentiel, c'est de ne jamais censurer le débat.

C'est ce que me disait Plantu il y a plus de 10 ans. J'avais interviewé le célèbre dessinateur du quotidien Le Monde à l'occasion de l'exposition de caricatures Le raciste, c'est l'autre ! C'était en mars 2005. Quelques mois avant que l'affaire des caricatures de Mahomet provoque des émeutes qui allaient faire des dizaines de morts au Pakistan et en Libye.

Une décennie plus tard, le Plantu que je rencontre n'a pas changé de discours. Même trait de crayon. Même engagement. Même approche qui se veut respectueuse dans l'irrespect. Oui, je m'autocensure, admet-il encore. Un discours qui lui vaut, depuis l'attentat contre Charlie Hebdo, des critiques acerbes.

« C'est très curieux parce que j'avais le droit à l'époque de dire que je pratiquais l'autocensure », dit-il avec une certaine amertume.

« Mon regard n'a pas changé. Mais le regard des autres sur moi a changé. Moi, je continue à faire le boulot. »

Au lendemain des attentats du 7 janvier 2015, l'autocensure que revendique le dessinateur a été vue par ses détracteurs comme une forme d'abdication. Pourtant, Plantu ne s'autocensure pas plus aujourd'hui qu'autrefois. Il continue, à sa manière, de pourfendre les intolérants quels qu'ils soient.

Se permet-il de tout dire ? Bien sûr que non. « Il y a des choses que l'on dit. Il y a des choses que l'on ne dit pas. » Certains répliquent : « Ah ! Non ! Moi, je dis tout ! » C'est pourtant faux, souligne Plantu. De même que celui qui dit qu'il n'a jamais menti fait un mensonge, celui qui dit qu'il ne s'est jamais autocensuré en fait un aussi.

Plantu a toujours défendu la liberté d'expression. En 2006, à la suite de l'affaire des caricatures danoises, il a fondé avec Kofi Annan le réseau Cartooning for Peace, un réseau international de dessinateurs de presse engagés. Mais aux yeux de ses détracteurs, il ne défend pas assez bien la liberté d'expression. Dans le numéro spécial publié après l'attentat qui a décimé sa rédaction, Charlie Hebdo a publié un dessin qui se moque de Plantu. On le voit tenant une affiche qui dit : « Je suis Charlie mais... »

Je lui demande comment il a reçu ce dessin. « Tous ceux qui ont envie de tendre la main vers les autres se font toujours moquer. » Il dit que ça lui rappelle une phrase de Gandhi. « Au début, ils vous ignorent. Ensuite, ils se moquent. Mais à la fin, ils vous imitent. » « On est dans le cas de figure. Tout ce qu'on essaie de faire avec Cartooning for Peace, c'est de faire des ponts là où d'autres font des points de rupture. »

Ces ponts, Plantu les construit en allant dans les écoles discuter de liberté d'expression. Et il est heureux de savoir que Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo, même s'il ne partage pas du tout la même vision que lui, a accepté sa proposition d'aller à son tour dans les écoles. « On s'est rendu compte que très peu de dessinateurs allaient dans les écoles. Alors que ça devrait être la priorité. Pas pour parler de nous en tant que corporation, mais pour libérer la parole des jeunes qui, des fois, sont Charlie, des fois, ne sont pas Charlie. Et dans l'un ou dans l'autre camp, des fois, ils se sentent méprisés. »

Pour Plantu, le caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui s'estiment humiliés par un dessin. Le ressenti, dit-il, c'est un peu comme le « facteur vent » qu'il a découvert en écoutant la météo au Québec. Il peut faire objectivement -15 °C. Mais si le vent nous donne l'impression qu'il fait -25, il faut tenir compte de ce -25.

Quel est le ressenti du dessinateur qui, à cause des menaces de mort, doit vivre sous la surveillance constante de gardes du corps ? Plantu parle d'un sentiment d'humiliation.

« Pour l'idée que je me fais de ma démocratie, je me sens humilié. Parce que ce n'est pas comme ça que je pensais vivre la liberté d'expression. »

Il songe d'ailleurs à organiser une rencontre entre dessinateurs autour du thème de l'humiliation. « On a beaucoup parlé du fait que beaucoup de gens du monde musulman se sentent humiliés. Mais nous, démocraties, nous sommes humiliés quand même d'avoir essayé de parler avec un tas de gens qui finalement vomissent notre culture. C'est quelque chose de très dérangeant. Il faut essayer de calmer le jeu, de se parler et d'écouter les croyants. » Peu importe en qui ou en quoi ils croient ou ne croient pas, précise-t-il.

Humilié mais pas découragé, Plantu continue de croire avant tout à la force du dialogue. Même s'il en est réduit à acheter ses poireaux à Paris accompagné de gardes du corps, même si des vents violents soufflent sur nos libertés, il reste convaincu que les intégristes n'ont pas gagné. Et que comme dans ce dessin où on voit des chefs religieux faire des pas de danse sous la pluie, on doit se rappeler cette phrase de Sénèque : « Vivre, ça n'est pas attendre que l'orage passe. Vivre, c'est apprendre à danser sous la pluie. »