«Mon père ne savait ni lire ni écrire, mais il savait compter en tabarnak

Francine Narbonne a éclaté de rire après avoir lancé cette phrase. Dans son regard, une pointe de fierté. Et pour cause. Cette phrase est désormais célèbre. Elle est consignée dans un recueil de témoignages qui sera lancé aujourd'hui par des participants de L'Atelier des lettres, un groupe populaire d'alphabétisation du quartier Centre-Sud, à Montréal.

Voilà 25 ans que L'Atelier des lettres accueille des adultes qui, comme Francine, ont eu le courage d'entreprendre des démarches d'alphabétisation. Vingt-cinq ans que l'on s'y bat pour un principe: savoir lire et écrire est un droit. Un principe qui tombe sous le sens. Et pourtant: 1,3 million de Québécois peinent à lire et à écrire. Un véritable scandale.

Ce constat est d'autant plus inquiétant que le visage de l'analphabétisme est de plus en plus jeune. Aux côtés de gens de milieux ouvriers qui ont dû quitter l'école pour l'usine, on trouve de plus en plus de jeunes qui sont passés du primaire au secondaire sans savoir ni lire ni écrire. Des analphabètes scolarisés? Oui, c'est possible. Et très troublant.

Des parcours semés d'épreuves

Dans l'atelier de Martine Fillion, qui n'a rien d'une classe traditionnelle, 14 adultes travaillent fort pour défier cette triste réalité. Ils ont eu pour la plupart un parcours semé d'épreuves. Avant de franchir les portes du groupe «d'alpha», ils ont dû surmonter la honte. Toute leur vie, ils se sont fait dire qu'ils n'étaient pas intelligents. Toute leur vie, ils ont dû trouver des trucs pour cacher leur analphabétisme: tout apprendre par coeur, «oublier» ses lunettes, se fier aux images sur le menu...

Martine enseigne depuis 21 ans à ces naufragés du système. Elle le fait avec coeur et respect, s'inclinant devant les leçons de vie que lui servent ses protégés. Avant même de pouvoir enseigner quoi que ce soit, elle doit rapiécer l'amour-propre de chacun. Et elle réussit si bien que les rêves les plus fous naissent de son atelier.

Et si on faisait un livre? C'est Yannick Cyr qui a lancé l'idée. Yannick, trentenaire, rescapé d'une enfance difficile. Il ne porte jamais de ceinture en cuir. Ça lui rappelle trop les coups qu'il a reçus enfant.

Yannick voulait donc faire un livre, rien de moins. Sa mère lui a toujours caché le fait qu'il ne savait pas vraiment lire. Il s'imaginait qu'il savait. Il a dû accepter de dire qu'il ne savait pas. Accepter aussi qu'il était parfaitement capable d'apprendre. Pourquoi un livre? Pour réveiller ceux qui sont trop gênés pour y croire. Réveiller aussi le gouvernement, qui sous-finance les groupes populaires d'alphabétisation et oublie les coûts sociaux liés à l'analphabétisme.

Lueur d'espoir

Comment faire un livre avec des gens qui n'en ont jamais lu un seul? Je ne sais pas. Mais je sais qu'ils ont réussi à le faire. Le résultat est poignant. Certains ont rendu un témoignage oral qui a été transcrit. D'autres ont eux-mêmes pris la plume. Ça donne des récits souvent assez noirs, imparfaits, authentiques, traversés par une certaine lumière - celle de l'espoir.

Le premier qui témoigne, c'est Jacques Albert, 65 ans. Un orphelin de Duplessis. Son récit est très dur, à l'image d'une vie vécue dans l'ignorance. «Quand j'étais jeune, je n'ai jamais rien eu. À part mon toutou pis une chaise berçante.» Son témoignage fait 10 pages. Si Martine n'avait pas été à ses côtés, il n'aurait même pas pu écrire deux lignes, confie-t-il. Trop de larmes sous ses mots.

Un autre participant, Michel Turcotte, raconte comment il s'est retrouvé au chômage. Sa mémoire prodigieuse lui a permis de travailler pendant des années sans savoir lire. À 43 ans, il a recommencé à zéro. Ses progrès sont fulgurants. «Lui, s'il était allé à l'école, il serait journaliste», croit Martine.

Aujourd'hui à 17h, à l'Écomusée du fier monde, ce sera donc le lancement officiel du livre De l'enfance à l'espoir. Quand je suis allée à la rencontre de ses artisans, ils étaient plus que fébriles. Il fallait penser aux cartons d'invitation, à la séance de signature... Stéphane Boisseau, le porte-parole du groupe, devait répéter le discours qu'il allait prononcer. Stéphane, qui a été placé en centre d'accueil à 7 ans. Dix ans dans la rue et une tentative de suicide plus tard, il a réussi à reprendre pied. Il habite maintenant un studio de la Maison du Père. Il avait très peur d'écrire. Aujourd'hui, il traîne toujours dans ses poches le calepin que Martine lui a donné. Il y note ses pensées.

Avant de répéter son discours, il a levé la main. «C'est quoi, ce mot, à côté de mon nom: al-lo-cu-tion?

- Allocution. C'est ce que tu vas dire.»

En livrant son discours avec aplomb, Stéphane a montré qu'il le savait sans le savoir. Il a tout lu, sans faux pas, l'air solennel. Il a parlé du sentiment de fierté qu'éprouvent les auteurs. Et il a même lancé un message à Jean Charest: «L'éducation, c'est un droit pour tout le monde.»

L'atelier était presque terminé quand Mario est venu me poser une question. Il fréquente l'atelier depuis le mois de septembre. Au début, il déchirait ses feuilles de peur qu'on rie de lui. «Comme journaliste, tu dois souvent rencontrer des personnalités?»

Oui, Mario. Mais les plus impressionnantes ne sont pas toujours celles que l'on croit.

Photo: Martin Chamberland, La Presse

Des participants de L'Atelier des lettres, un groupe populaire d'alphabétisation du quartier Centre-Sud, à Montréal, lancent aujourd'hui un recueil de témoignages, De l'enfance à l'espoir à l'Écomusée du fier monde.