«L'hiver approche! Vous rêvez de tout inclus, de palmiers et de chaises longues? Ne cherchez plus!»

La plage que nous propose cette publicité n'est pas tout à fait celle que l'on imagine en lisant ces lignes. Il s'agit de la très exotique «Playa Émilie-Gamelin», sise au pied de la station balnéaire Berri-UQAM. Dès aujourd'hui, l'Action terroriste socialement acceptable (ATSA) y lance son douzième et dernier festival État d'urgence sur le thème ironique du «tout inclus». Un événement subversif unique qui fait le bonheur des sans-abri, tout en ouvrant ses portes au grand public. Un tout inclus dont personne n'est exclu, dit le slogan.

Je me désole d'apprendre qu'après 12 ans, c'est la fin de l'État d'urgence, alors que l'urgence, elle, est toujours là: l'hiver, les refuges pour sans-abri débordent. Ce rendez-vous annuel est sans doute le festival le plus déstabilisant du paysage montréalais. Déstabilisant et essentiel. On y voit l'envers du décor de la jolie carte postale. On y voit les failles, la misère, la pauvreté. On entend les voix de gens le plus souvent sans voix. On braque les projecteurs sur des réalités le plus souvent dans l'ombre.

On ne va pas à la rencontre de sans-abri comme on va à la plage. J'y suis allée à quelques reprises, toujours un peu à reculons. L'événement n'est pas beau en soi, comme le reconnaît elle-même Annie Roy, la cofondatrice de l'ATSA. «Mais il est beau dans son coeur», ajoute-t-elle.

J'y suis toujours allée à reculons, mais j'en suis toujours sortie un peu moins ignorante. Bouleversée, mais aussi séduite par ce condensé d'humanité. Ces quelques jours où des gens de la rue sont traités comme des VIP sont une parenthèse dans leur solitude, un coup de coude dans notre indifférence. Une petite lueur avant l'hiver. Car pendant ces quelques jours, tout est possible. On offre aux sans-abri un refuge chaleureux au coeur de la ville, trois repas par jour concoctés par les plus grands chefs de la ville, des vêtements chauds, des soins de pieds, des massages, de la musique, de la poésie, de l'humour.Et on invite comme toujours le grand public à venir casser la croûte ou à écouter un spectacle aux côtés de ces «étrangers» que l'on croise pourtant chaque jour.

Au-delà des bons sentiments et des campagnes caritatives de toutes sortes, l'ATSA a le don de bousculer les consciences, de provoquer une réflexion sur l'itinérance qui ne soit pas désincarnée. À la veille de l'État d'urgence 2010, l'organisme interpelle les passants avec de grands panneaux publicitaires d'abribus. Dans le haut de l'affiche conçue par l'artiste Dominique Blain, on voit le visage et les petites épaules d'un enfant. Beau comme un ange, il nous dévisage. Dans le bas, on voit le même corps, transformé. L'enfant a des mains d'adulte plissées et les pieds fatigués d'un clochard. Entre les deux, cette seule phrase: «On ne naît pas dans la rue». Difficile de voir le sans-abri de la même façon quand on se rappelle ce qui est pourtant une évidence: cet homme qui mendie devant vous a déjà été un petit ange dans les bras de sa mère.

Déstabilisant, disais-je. Essentiel. Pourquoi donc mettre fin à l'événement? Parce que l'ATSA, qui a bien d'autres projets, en a assez de devoir mendier toute l'année pour assurer la survie de l'État d'urgence. L'événement est devenu trop gros pour les seules épaules de ses artisans. Déjà à bout de souffle, le festival a eu le droit, pour l'achever, à un coup de massue inattendu de Patrimoine Canada. Quelques jours à peine avant l'ouverture du «tout inclus» de la Playa Émilie-Gamelin, l'ATSA a en effet reçu une lettre de Patrimoine Canada lui disant qu'on lui coupait les vivres. Sa subvention de 25000$ en 2008 et de 43000$ en 2009, obtenue dans le cadre du programme de Développement des communautés par le biais des arts et du patrimoine (DCAP), passait du jour au lendemain à 0$. On indique dans la lettre que l'événement ne correspond pas au «retour recherché sur l'investissement».

L'ATSA n'est pas le premier organisme culturel à subir ce genre de volte-face et ne veut surtout pas que l'on pleure sur son sort, même si elle est désormais forcée de faire appel à la générosité du public pour boucler son budget. Le financement accordé par le programme DCAP n'est pas un contrat à vie. Patrimoine Canada a le droit de dire oui une année et non la suivante. Dans le cas de l'ATSA, difficile de savoir ce qui s'est vraiment passé.

Au-delà des mystères de l'arbitraire, quelques questions demeurent: comment un même projet jugé conforme aux critères de sélection quatre ans de suite peut-il du jour au lendemain être jugé absolument non conforme? Comment peut-on exiger de petits organismes qu'ils gèrent leurs projets de façon responsable quand on leur retire du jour au lendemain, sans avertissement, la plus grande partie de leur financement? Et qu'entend-on au juste par «retour sur l'investissement» lorsqu'une manifestation artistique vise précisément à provoquer une réflexion sur l'itinérance et la pauvreté?

Autres questions: le mot «terroriste» glissé dans le nom de l'organisme aurait-il pu être mal interprété par certains, comme l'a laissé entendre un fonctionnaire? A-t-on jugé que ce mot utilisé de façon provocatrice était socialement inacceptable? C'est possible, mais aucune preuve ne permet d'étayer l'hypothèse. Chose certaine, depuis 12 ans, l'Action terroriste socialement acceptable, qui a gagné le prix Artistes pour la paix, a prouvé qu'une telle interprétation serait complètement absurde. Une simple visite au tout inclus de la Playa Émilie-Gamelin convaincra les sceptiques.

Pour la programmation complète de l'événement État d'urgence 2010: www.atsa.qc.ca