On aimerait croire que le Comité international olympique (CIO) en a gros sur le coeur à propos du dopage d'État en Russie, qui a remis en cause l'intégrité des Jeux de Sotchi et jeté une ombre gigantesque sur ceux de Rio. Une réunion tenue cette semaine au Qatar, regroupant plusieurs parties prenantes du sport international, laisse plutôt croire qu'on préfère tirer sur le messager, en l'occurrence l'Agence mondiale antidopage (AMA), dont le siège social est à Montréal.

Pour comprendre cette triste attitude, il faut retourner aux révélations de Grigory Rodchenkov, directeur du Laboratoire antidopage durant les Jeux de Sotchi. Au printemps dernier, dans une entrevue au New York Times, il décrit l'ahurissant système mis en place par les autorités russes pour éviter à leurs meilleurs athlètes un test positif.

Rappelez-vous : la nuit tombée, des échantillons d'urine « sale » étaient remplacés par de l'urine « propre » congelée des mois plus tôt. L'opération était accomplie dans un local attenant au Laboratoire. Une trappe au bas du mur séparant les deux pièces permettait le transit des flacons en toute discrétion. Tout cela durant les Jeux, un moment où le processus d'analyse est théoriquement soumis aux plus stricts contrôles internationaux.

Face au tollé provoqué par cette nouvelle, l'AMA demande à l'avocat canadien Richard McLaren d'enquêter. Trois semaines avant l'ouverture des Jeux de Rio, il dépose son rapport : Rodchenkov dit la vérité.

McLaren lève aussi le voile sur d'autres infractions aux règles antidopage commises dans l'intérêt d'athlètes russes en sports d'été. Pour le CIO, la nouvelle tombe très mal. D'autant plus que l'AMA propose une sanction exemplaire : l'exclusion de la délégation russe des Jeux de Rio. Les agences antidopage de plusieurs pays, dont celle du Canada, appuient cette idée.

Le CIO et son président Thomas Bach n'apprécient pas se retrouver ainsi sur la sellette. Après tout, la Russie pèse lourd dans le sport international.

Ils ne veulent pas miner leurs relations avec un pays aussi influent, dirigé par un président connu aux quatre coins du monde. Bach assimile cette solution à une « option nucléaire », qui balaierait tout sur son passage et punirait les athlètes russes « propres ». Il craint aussi une escalade susceptible d'entraîner le retour des boycottages des Jeux olympiques, comme au début des années 80.

Comment se sortir de ce mauvais pas ? Simple comme bonjour ! Suffit de renvoyer la balle aux fédérations internationales. À elles de trancher au cas par cas. Au bout du compte, environ le quart des athlètes russes attendus à Rio est exclu, chaque fédération analysant les faits à sa manière. Ainsi, celle de judo, dont le président honoraire est Vladimir Poutine, n'en sanctionne aucun.

Si l'histoire s'était arrêtée là, le CIO aurait encaissé le choc et serait passé à autre chose. Mais voilà : un nouveau coup de tonnerre s'annonce. McLaren rendra publique la deuxième partie de son rapport avant Noël. On devrait en connaître davantage sur le nombre de médaillés russes des Jeux de Sotchi ayant profité du stratagème pour éviter un contrôle positif.

Cela augmentera encore la pression sur Bach, qui n'admet toujours pas comme irréfutables les conclusions du premier rapport McLaren. « Si c'est vrai, il s'agit d'une attaque sans précédent contre l'intégrité des Jeux, a-t-il dit, à Rio. Si tout cela est prouvé, nous prendrons les mesures appropriées. »

Pour prouver ce qui l'est déjà, Bach a mandaté deux commissions chargées de refaire le travail de McLaren tout en misant sur sa collaboration. Les raisons de cette initiative sont obscures. Veut-on adoucir l'impitoyable portrait dressé par l'avocat canadien ?

La réponse à cette question n'est pas claire. Mais on sait déjà que les autorités russes seront invitées à donner leur version des faits. Ne nous étonnons pas si elles imputent la plus grande partie du blâme à Rodchenkov.

***

Toute cette affaire a refroidi les relations entre le CIO et l'AMA. Au Qatar cette semaine, le cheikh Ahmad al-Fahad al-Sabah, un des hommes les plus influents du sport international et un proche de Bach, a reproché aux autorités antidopage le moment où le premier rapport McLaren a été déposé. En clair, on aurait préféré que tout cela attende la fin des Jeux de Rio. Comme quoi l'important n'était pas de faire éclater la vérité, mais plutôt de protéger l'institution olympique en lui évitant cette mauvaise publicité juste avant la cérémonie d'ouverture.

Le président du Comité olympique espagnol, Alejandro Blanco, n'a pas fait dans la subtilité : « Quel est l'objectif de l'AMA ? Ça ne doit pas être de dire aux institutions sportives ce qu'elles doivent faire, comme dire au CIO de sanctionner tous les athlètes russes. On doit s'assurer de ne pas être touchés par des opinions qui créent une mauvaise image de nous dans le sport. »

Plutôt que de féliciter l'AMA pour son travail dans le dossier de Sotchi, on lui fait la leçon pour avoir fait preuve de transparence et émis une suggestion forte, l'exclusion des athlètes russes des Jeux de Rio. C'est désolant.

Comme si le CIO n'avait pas pardonné à l'AMA de perdre le contrôle de l'agenda.

Est-ce pour cette raison que cheikh Al-Sabah suggère le transfert du siège social de l'AMA de Montréal à Genève, sous prétexte qu'elle voisinerait l'Organisation mondiale de la santé ? Chose sûre, elle subirait aussi davantage l'influence du CIO, installé quelques kilomètres plus loin à Lausanne. En a-t-on assez de tous ces rapports d'avocats canadiens - Richard Pound sur l'athlétisme et Richard McLaren sur les Jeux de Sotchi - mettant à jour les dérives russes ? Cela n'a peut-être rien à voir. Mais avouons qu'on peut s'interroger.

Ce n'est pas tout : le site Inside The Games rapporte que le président du Comité olympique russe, Alexander Zhukov, incite l'AMA à « restaurer la confiance et la transparence ».

C'est bien connu : l'attaque est la meilleure défense.

***

Trois évènements d'importance se succéderont au cours des prochains jours. L'AMA se réunira ce week-end, en Écosse ; la commission exécutive du CIO fera de même à Lausanne du 6 au 8 décembre ; et Richard McLaren déposera son deuxième rapport à peu près au même moment.

Pour le CIO, qui joue sa crédibilité dans l'affaire du dopage à Sotchi, cette fin d'année est sous haute tension.