Une autre tradition du sport professionnel qui fout le camp! Les Cubs de Chicago ne devaient pas gagner la Série mondiale. Ils étaient ces «adorables perdants» dont les malheurs avaient un grand mérite: connecter le baseball moderne à sa glorieuse histoire. On pouvait bien augmenter les salaires, transformer les stades, chambarder le format des séries éliminatoires et introduire les reprises vidéo, rien ne touchait cette coutume ancestrale: les Cubs finissaient par briser le coeur de leurs partisans.

Tout ça est maintenant terminé. Les Cubs de 2016 sont des gagnants, des mots si bizarres à écrire que même le clavier de mon ordinateur semble décontenancé. Durant ce fabuleux match de mercredi, j'ai pourtant cru à deux reprises que les Cubs s'effondreraient.

En fin de cinquième manche, avec son équipe en avant 5-1, les nerfs de Jon Lester ont lâché une fraction de seconde. Le grand gaucher des Cubs a complètement raté un lancer qui a bondi devant le marbre, avant de frapper de plein fouet le masque de son receveur et rouler beaucoup plus loin. Oui, la pression touche même les meilleurs.

Les Indians de Cleveland ont marqué deux points sur ce mauvais lancer. Avouons qu'on ne voit pas ça souvent. Ça ressemblait à un signe du destin, comme une vengeance de Billy-la-chèvre, pauvre animal chassé du Wrigley Field durant la Série mondiale de 1945, affaire qui aurait jeté un sort à l'organisation. (Qui parlera de Billy-la-chèvre, maintenant, je vous le demande? Un autre pan de l'histoire qui s'effondre...)

Les Cubs voyaient leur priorité soudainement réduite à 5-3. Ils ont ajouté un point dès leur tour suivant au bâton, mais la poussée des Indians en huitième a ramené les rivaux à la case départ. Les Cubs ne se relèveraient sûrement pas de ce coup de matraque. Encore une fois, l'histoire était sur le point de les rattraper.

Et puis, la pluie s'est mise à tomber. Le match a été suspendu une quinzaine de minutes. Un joueur des Cubs, Jason Heyward, a saisi l'occasion. Il a organisé une réunion impromptue avec ses coéquipiers.

Heyward est un as en défense. Mais son pauvre rendement à l'attaque transforme en aberration son contrat de 184 millions pour huit ans. Il a cependant trouvé les bons mots pour rallier les siens. C'est cher payé un speech, mais ce fut sans doute le plus déterminant de l'histoire des Cubs! Quelques minutes plus tard, l'équipe a débouché le champagne.

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Theo Epstein a de la magie en lui. Sous sa direction, les Red Sox de Boston ont brisé une séquence de 86 ans et remporté la Série mondiale en 2004. Et voilà qu'à titre de président des opérations baseball des Cubs - son nouveau contrat lui vaut un salaire annuel frisant les 10 millions -, il brise une deuxième malédiction, cette fois à Chicago.

Au plus fort des célébrations d'après-match, Epstein ne s'est pas réfugié dans le politiquement correct. Bouteille de champagne à la main, il a annoncé qu'il serait sur le party un bon moment. «Réveillez-moi pour les assises d'hiver!», a-t-il lancé.

À l'emploi de deux riches organisations comme les Red Sox et les Cubs, Epstein n'a jamais été ennuyé par des contraintes financières pour bâtir une équipe gagnante. Ses patrons lui ont permis d'ouvrir le robinet jusqu'au bout. Cela lui a facilité la tâche, mais ne réduit en rien son mérite. D'autres équipes ont aussi un budget royal, mais leurs dirigeants ont moins de succès. Il a aussi réussi dans des villes où la pression des fans et des médias est forte.

Epstein est un homme créatif. Il tire sans doute cet atout de son grand-père Philip et de son grand-oncle Julius, des scénaristes récompensés d'un Oscar pour Casablanca, le classique cinématographique de 1942 avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. Son père Leslie est un romancier et dirige le programme de création littéraire de l'Université de Boston.

Le nouveau roi du baseball a toujours eu du culot, comme le démontre cette formidable anecdote racontée par le New York Times. En 1993, alors responsable de la section sportive du journal étudiant de l'Université Yale, le jeune Epstein réclame le congédiement de l'entraîneur-chef de l'équipe de football peu avant un grand match contre les détestés rivaux de Harvard. Aujourd'hui encore, ce dernier ne le lui a pas pardonné.

Unie dans la victoire sportive, l'organisation des Cubs sera divisée mardi prochain, jour de l'élection présidentielle aux États-Unis. Les médias de Chicago affirment qu'Epstein appuie Hillary Clinton. Quant à la famille Ricketts, propriétaire de l'équipe, presque tous ses membres sont des républicains convaincus s'étant ralliés à Donald Trump après les primaires.

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Bravo aux Cubs, mais j'aurais aimé que les Indians l'emportent. Tout simplement parce qu'ils représentent un petit marché du baseball majeur, toujours aux prises avec mille défis.

Si les Expos renaissent un jour, leur modèle d'affaires ressemblera au leur. Pas question de faire d'immenses chèques à des gars comme Jon Lester ou Jason Heyward. La masse salariale des Indians, contrairement à celle des Cubs, reste dans la fourchette basse de l'industrie.

Les Indians démontrent qu'une équipe des majeures peut réussir malgré de modestes moyens et l'absence d'un plafond salarial. Cela devrait rassurer les Québécois qui, chaque fois qu'un joueur des majeures signe un contrat de 200 millions, concluent trop vite que le retour des Z'Amours ne fonctionnerait jamais.

Les Cubs et les Indians sont deux équipes aux antipodes financièrement. Mais elles ont eu besoin de 10 manches dans le septième et dernier match de la Série mondiale pour faire un gagnant. Oui, le modèle du baseball majeur fonctionne. La preuve: même les Cubs peuvent gagner...