En ce 29 août 1988, le cahier Sports de La Presse est bien rempli: défaite des Expos au Stade olympique, réactions à l'arrivée de Wayne Gretzky chez les Kings de Los Angeles, victoires de Steffi Graf et Andre Agassi au tennis...

Un autre article retient l'attention. Il raconte une étonnante histoire survenue aux Championnats du monde de cyclisme, à Renaix, en Belgique. La veille, la fin de la course sur route a été chamboulée en raison d'un incident impliquant Steve Bauer.

Dans la dernière ligne droite, au bout de sept longues heures de vélo, Bauer rejoint le Belge Claude Criquielion et l'Italien Maurizio Fondriest. La bagarre pour le titre mondial se joue entre eux. Pour la première fois de l'histoire, un coureur canadien pourrait être champion du monde.

À 75 mètres de l'arrivée, Bauer est en tête, Criquielion dans sa roue. Fondriest est légèrement décalé. C'est alors que Criquielion tente une manoeuvre audacieuse: doubler Bauer de l'intérieur, dans le mince espace entre la clôture et lui.

Vainqueur du titre quatre ans plus tôt en Espagne, et détenteur d'un solide palmarès, Criquielion veut répéter l'exploit devant ses compatriotes. Il fonce dans l'ouverture! Bauer lève alors le coude, déstabilisant Criquielion, qui chute lourdement. Sa course est terminée. Bauer, ralenti par le choc, est facilement coiffé par Fondriest.

Criquielion est persuadé que Bauer a agi intentionnellement: «J'étais certain de le passer. Ce n'est pas possible, je suis le vainqueur...»

Réplique de Bauer: «Criquielion m'a touché autant que je l'ai touché. J'étais concentré sur mon sprint quand l'incident s'est produit. Moi aussi, j'ai perdu le Championnat du monde. Je n'ai rien voulu faire volontairement».

Bauer est disqualifié. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Criquielion dépose un recours en justice contre Bauer, lui réclamant 1,5 million de dollars.

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Claude Criquielion est mort mercredi. Il était âgé de 58 ans. Deux jours plus tôt, un accident vasculaire cérébral l'avait foudroyé. Sa mort a secoué le monde du cyclisme.

Toutes les dépêches ont rappelé le conflit l'ayant opposé à Bauer. «L'histoire de Renaix reste toujours gravée», a déclaré l'ancien champion Eddy Merckx, à la radio-télévision belge.

Le passage des années n'avait guère diminué la colère de Criquielion. Vingt-cinq ans plus tard, il déclarait: «Cette route, je l'emprunte régulièrement. À chaque fois, il y a un choc. Le souvenir de quelque chose de particulièrement cruel.»

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En juillet 1989, moins d'un an après l'affaire, j'ai rencontré pour la première fois Bauer en couvrant le Tour de France. S'exprimant dans un excellent français, le jeune athlète était un coureur sérieux et intègre.

S'imposer au sein du peloton, lui qui venait d'outre-Atlantique, était un défi constant. L'année précédente, il avait terminé au quatrième rang du Tour. Un Canadien au pied du podium, c'était du jamais-vu.

Bauer ne répéta pas le coup cette année-là. L'impact psychologique des événements de Renaix expliquait-il ses ennuis? Les semaines suivantes avaient en effet été difficiles. Il avait reçu des menaces et son domicile - ironiquement, il résidait en Belgique - était placé sous surveillance policière.

Plus tard cet été-là, Bauer a débarqué à Montréal pour le Grand Prix cycliste des Amériques. «Criquielion m'en veut encore beaucoup, m'avait-il dit. Il me poursuit en justice mais ne remportera jamais sa cause. Les autres coureurs ne comprennent pas pourquoi il ne met pas un point final à cette affaire.»

Criquielion aussi était présent. «Mettez-vous à ma place, m'avait-il expliqué. Dans une carrière, on n'a pas 25 chances de devenir champion du monde. [...] Si c'était survenu dans une course ordinaire, j'aurais dit: «C'est dommage, mais tant pis !» Mais ce n'était pas une course ordinaire. Et puis elle avait lieu devant les miens.»

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En mars 1992, trois ans et demi après les faits, la justice belge a rejeté la plainte de Criquielion. Le New York Times expliqua alors la thèse de Bauer devant le tribunal: Criquielion l'avait d'abord touché en amorçant son audacieuse poussée. C'est par réflexe qu'il avait levé le coude, afin de conserver son équilibre. Le témoignage d'un expert en biomécanique convainquit le juge.

Mercredi, les articles consacrés à la mort de Criquielion laissaient plutôt croire à la responsabilité de Bauer. Je me suis alors souvenu des propos de Jean-Marie Leblanc à l'été 1989.

Le directeur du Tour de France m'avait rappelé combien l'incident avait été pénible pour Bauer: «Au départ du Tour des Flandres, j'ai vu un spectateur lui lancer des injures plein la tête. Il a même voulu s'en prendre physiquement à lui. J'ai dû m'interposer et dire à ce type de foutre la paix à Bauer.»

Leblanc avait ajouté: «Bauer n'a pourtant pas été fautif lors du Championnat. J'ai d'abord pensé qu'il était le seul responsable de la chute de Criquielion. Mais après avoir visionné le film de l'incident préparé par son directeur technique Paul Koechli, je me suis ravisé.»

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La controverse de Renaix aura fait mal à Criquielion et à Bauer. Deux ans avant sa mort, le Belge regrettait qu'on se souvienne «plus de [sa] chute et de [sa] défaite à Renaix que du titre [qu'il a] conquis à Barcelone».

Quant à Bauer, un athlète digne, il ne méritait pas de voir son esprit sportif ainsi mis en doute. Hélas, en Europe, son nom semble plus souvent associé à cette controverse qu'à ses réussites: médaille d'argent aux Jeux olympiques de 1984, victoire d'étape et quatrième place au Tour de France de 1988, 10 jours en jaune en 1990 et deuxième place de Paris-Roubaix la même année.

Une histoire regrettable, somme toute. Dont la dernière page est tournée avec la mort triste et prématurée de Criquielion.

Sources: RTBF.be, The New York Times.