Dans un café de l'avenue du Mont-Royal, Jean-Luc Brassard raconte ses souvenirs sportifs avec sa verve inimitable. Désormais âgé de 40 ans, il conserve ses yeux pétillants et son sourire espiègle.

La dernière fois que je l'ai vu, c'est en 1998, aux Jeux olympiques de Nagano. Hélas, ce grand rendez-vous, où il voulait défendre sa médaille d'or remportée quatre ans plus tôt à Lillehammer, s'est transformé en cauchemar. Et ses liens avec le Comité olympique canadien (COC) de l'époque, pour qui l'anglais était la seule langue officielle du pays, ont pris une mauvaise tournure.

Voilà pourquoi, malgré le passage des années, sa nomination à titre de chef de mission adjoint d'Équipe Canada aux Jeux de Sotchi a causé une surprise. «C'est le bon moment pour moi, dit-il. J'ai assez de recul. Et j'ai hâte de revivre l'exaltation des Jeux... sans faire de compétition!»

Jean-Luc Brassard a été sondé par le COC plus tôt cet hiver. Il travaillera en collaboration avec le chef de mission Steve Podborski, ancien «Crazy Canuck» reconnu pour son intrépidité sur les pistes.

«Lorsque je lui ai demandé la description de tâche, Steve m'a répondu comme il descend une pente de ski: Tu seras avec les athlètes au village de montagne. On va avoir du fun, la vie est belle...»

Des paroles enthousiasmantes, certes, mais Jean-Luc a néanmoins vérifié avec Nathalie Lambert, chef de mission aux Jeux de Vancouver. «Attache ta tuque, lui a-t-elle dit, c'est un peu plus compliqué...»

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Jean-Luc Brassard a été un précurseur dans le ski de bosses. Sa médaille d'or aux Jeux de Lillehammer, en 1994, a frappé l'imagination des Québécois. Derrière ce grand succès se cache cependant un moment d'angoisse profonde.

«Dix minutes avant ma dernière descente, j'ai pensé abandonner, dit-il. On a beau visualiser, essayer de vivre le moment présent, c'est trop intense, les Jeux. Les gens disent: Regarde, il fait preuve de calme olympique en haut de la montagne. Bien non! C'est plutôt qu'il est figé comme un bonhomme de neige!

«Je me suis demandé pourquoi je m'imposais tout ça. Le premier à partir, c'était un Australien, un genre de surfer Joe Cool pour qui il n'y avait jamais de problème dans la vie. Et voilà qu'il changeait de couleur toutes les deux minutes!

«J'ai dit à notre entraîneur: Pete, ce coup-là, j'ai peur... Il portait de grosses lunettes fumées et mâchait sa gomme. Il m'a regardé un moment, puis m'a demandé: Pourquoi fais-tu du ski?

Parce que j'aime ça.

Alors, amuse-toi.

«C'était exactement ce que je devais entendre, poursuit Jean-Luc. S'il m'avait sorti une théorie à la Vince Lombardi, ça n'aurait pas marché...»

Devant un public survolté, Jean-Luc a ensuite réussi un parcours d'anthologie. «Tout ce que j'avais appris dans ma vie sur le ski est ressorti dans cette descente...»

Cette médaille d'or, gagnée à une époque où nos olympiens ne montaient pas souvent sur le podium, a changé son existence. Plus important encore: elle a inspiré des dizaines de jeunes athlètes québécois.

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Quatre ans plus tard, Jean-Luc Brassard s'est présenté aux Jeux de Nagano avec l'intention de défendre son titre. Deux jours avant la cérémonie d'ouverture, le COC lui a proposé d'être le porte-drapeau du Canada.

Cet honneur s'est transformé en cauchemar. La nouvelle à peine annoncée, Jean-Luc a compris que ce rôle nuirait à ses chances de répéter son exploit de Lillehammer. En bosses, les qualifications avaient lieu dès le lendemain du défilé des athlètes.

Durant la conférence de presse confirmant sa sélection, Brassard n'explosa pas de joie, affirmant que cette récompense n'était pas aussi gratifiante qu'une médaille d'or. Au Canada anglais, plusieurs journalistes n'apprécièrent pas. «Des gens ont été offensés que je ne pleure pas de joie durant deux jours...», rappelle-t-il.

Déjà mal partie, l'affaire s'envenima dans les heures suivantes. Le chef de mission de l'équipe canadienne, un retraité du gouvernement fédéral, fut bombardé de questions: pourquoi ne pas avoir choisi Wayne Gretzky ou Elvis Stojko? Dépassé par la controverse, il défendit mollement le choix de Brassard.

Puis, en soirée, une réception à l'intention des athlètes canadiens se déroula presque entièrement en anglais, ce qui blessa profondément Brassard et toute la délégation québécoise.

Après la cérémonie d'ouverture, Brassard regagna son petit hôtel, près de la piste où s'amorcerait la compétition quelques heures plus tard. Mais il ne trouva pas le sommeil.

«Je suis descendu au hall d'entrée pour appeler mes parents à Valleyfield. Je n'étais plus capable de gérer la situation et je devais leur parler. En composant le numéro, je me suis juré de ne pas pleurer. À peine ont-ils décroché l'appareil que j'ai éclaté en sanglots. Je n'étais plus capable d'arrêter. Ma mère m'a réconforté...»

En racontant l'histoire, Jean-Luc devient très ému. Jeanne D'Arc Ouellette-Brassard est morte en 2007, victime d'un cancer. «Elle était cool, ma mère...», dit-il avec amour.

À Nagano, Jean-Luc a raté le podium de peu, terminant quatrième. Le retour au Québec fut difficile. Des gens le félicitaient de ses prises de position, d'autres lui reprochaient de ne pas avoir apprécié l'honneur qu'on lui avait fait.

Il mit plusieurs semaines à retrouver la sérénité.

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À l'automne 2002, quelques mois après une performance difficile aux Jeux de Salt Lake City, Jean-Luc Brassard s'entraînait en France lorsqu'il aperçut un jeune bosseur faire «un saut désaxé de la mort». Un déclic se produisit: l'heure de la retraite sportive avait sonné pour lui.

Depuis ce temps, il mène une vie bien remplie de pigiste. Longtemps porte-parole du Massif de Charlevoix, il anime toujours une émission à ZTélé. Dans ses temps libres, sa copine à ses côtés, il retape lentement la maison familiale, rachetée de son père.

Bien dans sa peau, en splendide forme physique, il a déjà hâte aux Jeux de Sotchi. Après avoir connu l'euphorie et le désenchantement des Jeux, il sera bien placé pour conseiller les jeunes athlètes du pays.

Quinze ans après Nagano, Jean-Luc Brassard s'est réconcilié avec l'olympisme.