Il y a une semaine, l'avion attendait sur la piste pour décoller de Los Angeles vers Montréal. La pauvre dame à côté de moi était fébrile, ça se sentait.

«Désolée, m'a-t-elle dit, j'ai vraiment peur en avion.

- Pas de souci, j'étais comme vous, avant.»

Je n'ai donc pas tenté de la rassurer avec des statistiques sur l'incroyable bilan sécuritaire de l'aviation civile moderne. Je sais que c'est à peu près inutile, quand on a cette peur de l'avion.

Mais quand même, ce bilan est dans les faits incroyablement rassurant : vous n'avez qu'une chance sur un million d'être dans un avion qui subira un crash mortel, si l'avion décolle d'un pays en développement. Et s'il décolle d'un pays développé, comme les États-Unis, comme le Canada, le Japon, l'Australie ou les nations d'Europe de l'Ouest : un mort sur 23,9 millions de vols.

Dernier crash mortel d'un avion de ligne commercial aux États-Unis ? En 2009...

Mais la peur, c'est la peur, et essayer de raisonner avec la peur, c'est tenter d'appliquer des critères raisonnables à quelque chose de déraisonnable.

L'avion d'Air Canada a fini par décoller pour un vol sans histoire. Qu'importe, ma voisine se raidissait à chaque turbulence, à chaque bruit inhabituel, à chaque ordre du pilote de boucler nos ceintures.

Nous sommes arrivés sains et saufs à Montréal, avec une demi-heure d'avance, du bon côté des statistiques incroyablement rassurantes dont je parlais plus haut.

Je suis sorti de l'avion les oreilles bouchées, comme d'habitude, et comme d'habitude, j'étais également secrètement émerveillé par le miracle de l'aviation civile, par ce geste qui tenait de la science-fiction il n'y a même pas un siècle : tu montes dans un oiseau de métal et tu te poses à l'autre bout du monde, quelques heures plus tard...

Un sacré miracle scientifique, technique, logistique et d'ingénierie, quand on y pense.

Il n'y avait pas de miracle dehors. Je veux dire que Montréal m'a accueilli avec une bourrasque gelée. Montréal était aussi frette, gris et triste que je l'avais laissé cinq jours auparavant.

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La psychose face à ces 737 MAX 8 construits par Boeing est un symbole de nos attentes - exigences? - en matière de sécurité aérienne.

Deux écrasements mortels en cinq mois, comme ceux de Lion Air (octobre 2018) et d'Ethiopian Airlines (il y a quatre jours), ce n'est pas inhabituel. Ça arrive.

Non, ce qui pousse à la peur, c'est que ces deux accidents impliquaient le même appareil, des Boeing 737 MAX 8 (flambant neuf), qui ont tous deux crashé dans les mêmes circonstances (quelques minutes après le décollage, en pleine ascension).

Ça, c'est hautement inhabituel, c'est une aberration statistique qui a allumé des voyants lumineux rouge fluo sur les tableaux de bord de l'imaginaire collectif du public voyageur.

D'où les interdictions de vol du Boeing 737 MAX 8 dans les heures qui ont suivi le crash d'Ethiopian Airlines, parfaitement synchro avec les histoires de voyageurs refusant de monter à bord de ces appareils.

La Chine a cloué les 737 MAX 8 au sol, suivie d'autres pays, qui ont entraîné d'autres pays, comme autant de dominos qu'on fait tomber. Les deux derniers dominos de la prudence aérienne sont tombés hier : le Canada puis les États-Unis ont interdit les 737 MAX 8 (et 9) de vol, le temps d'enquêter.

Mais c'est paradoxalement par des tragédies comme celles de Lion Air et d'Ethiopian Airlines que l'avion est devenu le moyen de transport le plus sécuritaire au monde. Chaque tragédie, depuis des décennies, est décortiquée, analysée, reconstituée par des enquêteurs spécialisés et les constructeurs.

Des leçons sont tirées de ces crashs par des enquêteurs spécialisés. On améliore alors la conception des avions, l'entraînement des pilotes, l'entretien des pièces, les protocoles de décollage et d'atterrissage, les façons d'évacuer les avions, etc.

En mettant ces leçons bout à bout, c'est ainsi que l'aviation civile est devenue hypersécuritaire, c'est ainsi que les écrasements de ces deux 737 MAX 8 sont devenus inacceptables, suspects.

C'est grâce à toutes ces tragédies dont on a tiré les leçons depuis des décennies que l'Américain moyen pourrait prendre un vol par jour pendant 123 000 ans sans être impliqué dans un accident aérien, selon la célèbre image d'Arnold Barnett, statisticien du Massachusetts Institute of Technology...

Mais fallait-il clouer au sol les Boeing 737 MAX 8, après deux crashs en cinq mois dans des circonstances qui sont troublantes de similitude?

Mardi, quand la puissante Federal Aviation Authority des États-Unis hésitait encore, même le statisticien Barnett avait ses doutes, qu'il a confiés au Los Angeles Times : «Je suis perplexe devant la position de la FAA, a dit l'homme de la métaphore des 123 000 années de vols quotidiens sans heurts. Vous pourriez dire que si vous n'êtes pas certain que ces avions sont affligés par un bogue systémique, alors la chose prudente à faire est de faire comme ces autres pays et dire à Boeing : ces avions ne voleront pas tant que vous ne saurez pas ce qui s'est passé...»

Vingt-quatre heures plus tard, les Boeing 737 MAX 8 et 9 étaient interdits de vol par la FAA, dans le pays où Boeing est à la fois un géant industriel et un symbole.

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Mardi matin, j'ai entré le numéro de mon vol de la semaine passée dans le site FlightRadar24. J'ai constaté que l'avion assurant la liaison LAX-YUL était un de ces Boeing 737 MAX 8, un des 24 que possède Air Canada.

Je n'ai pas eu de frisson particulier : je pense encore que les statistiques étaient - sont - de mon bord. Je sais aussi que les leçons tirées des tragédies de Lion Air et d'Ethiopian Airlines vont rendre l'aviation civile encore plus sécuritaire.

Mais j'ai pensé à ma pauvre voisine de siège. J'ai un peu espéré qu'elle n'avait pas fait la recherche que je venais de faire.