Jusqu'à mercredi matin, il fallait être prudent dans l'affaire Claude Jutra. Parce qu'on n'avait que des bribes d'information, lancées par un auteur inconnu au bataillon de l'enquête historique. Yves Lever avait beau avoir des sources, avoir parlé à des gens qui savaient que le cinéaste était attiré par de très jeunes garçons, reste qu'on ne savait pas qui il était, Yves... Yves qui ?

Prudence, donc.

Et la plupart de ceux qui ont pris la parole, jusqu'à mercredi, ont été prudents. Même parmi les amis de Jutra qui ne pouvaient croire que leur ami pouvait être pédophile. Jutra, c'est Les cahiers du cinéma, pas Allô police...

Parmi les amis dubitatifs de Jutra, le comédien Marc Béland a détonné par son imprudence, par sa défense beaucoup trop forte de Jutra, chez Anne-Marie Dussault. Je le cite : « Aujourd'hui, là, quand on parle des pédophiles, là, excusez-moi (en lançant ses lunettes sur la table), ça me met hors de moi. On stigmatise ces gens-là. Ils deviennent des monstres. Alors que ce sont des êtres humains aux prises avec de graves problèmes qui viennent de quelque part. Mais c'est des conflits, c'est complexe, tout ça. »

Euh, M. Béland, comment dire...

Un jeune qui se fait tripoter, qui se fait mettre une bite dans la bouche, même sans violence - parce que les pédophiles sont plus souvent doux que brutaux -, il subit un acte monstrueux, rarement heureux. La complexité, elle est dans sa vie, après.

La prudence, c'est ce qui a guidé Québec Cinéma dans ce scandale hors normes. L'organisme qui régit la soirée des Jutra ne s'est pas mis la tête dans le sable, on a bien senti qu'il ouvrait grand les yeux et les oreilles après la chronique de Mario Girard, qui a lancé la biographie de Jutra par Yves Lever sur la place publique, en fin de semaine dernière.

Mais depuis mercredi matin, depuis que Hugo Pilon-Larose a publié une entrevue avec un homme qui a raconté comment Claude Jutra, ami de sa famille, l'avait tripoté dès l'âge de 6 ans, la prudence a fait place à quelques quasi-certitudes qui dérangent. Voici un homme qui témoigne, qui raconte ce qu'il a subi, qui raconte ce qu'il a dit à ses proches dès la mort de Jutra, il y a 29 ans.

Et il dit cela à un journaliste qui a fait des vérifications.

Et ce qu'il dit recoupe d'autres allégations.

Depuis mercredi matin, chacun de nous peut individuellement avoir le point de vue qu'il souhaite sur Jutra, à la lumière de ce que ses contemporains ont dit de lui dans les médias, de ce que le biographe Lever a inféré et des mots d'un homme qui, enfant, a connu Jutra. Une citation, juste une, de cet homme dont le reste de la vie a été merdique, parce que c'est violent longtemps, se faire toucher, enfant : « C'est lui le premier qui m'a touché, avant même que je découvre par moi-même ce qu'était le plaisir charnel. »

On peut avoir l'opinion qu'on veut. Mais mercredi matin, les institutions, elles, ne pouvaient plus plaider la prudence. C'est ainsi que Claude-Jutra, son nom joint par un trait d'union comme le veut la coutume quand on donne le nom de quelqu'un à quelque chose, a commencé à disparaître du paysage symbolique et réel.

À ce stade du débat, on m'objectera qu'il faut bien séparer l'oeuvre des hommes, que les travers des artistes ne devraient pas entacher ce qu'ils ont créé...

Et on cite toujours Céline, à ce stade du débat, Louis-Ferdinand Céline, pour illustrer le dégoût que peut susciter un homme et l'admiration que peut susciter son oeuvre. Auteur génial, il nous a donné Voyage au bout de la nuit. Triste individu, il nazillonnait en vomissant sur les Juifs.

Faut-il pour autant cesser de lire Voyage au bout de la nuit ?

Ma réponse : non.

Choisir de fréquenter l'oeuvre d'un artiste qui a eu des comportements dégueulasses, c'est une décision strictement personnelle. Alors oui, Voyage au bout de la nuit est dans ma bibliothèque. Chacun fait ses choix, c'est personnel.

L'oeuvre de Jutra, même chose. Je protesterais si l'Office national du film décidait de retirer Mon oncle Antoine de son site web. Mais effacer « Claude-Jutra » des lieux et manifestations publics, ce n'est pas tiré d'un chapitre de 1984, désolé. Le Winston de George Orwell faisait disparaître toute trace de l'existence d'un ennemi du régime, dans les livres, dans les photos, dans les journaux... Mais dans le Québec de 2016, on pourra encore choisir de regarder les films de Jutra, d'organiser des colloques sur son cinéma, de faire circuler ses films.

Alors, admirer l'oeuvre, oui. Applaudir le gagnant d'un trophée portant le nom d'un homme sur qui pèsent de très, très, très lourds soupçons de pédophilie, non. C'est ça, faire la part des choses entre l'oeuvre et l'homme.

Il faut donc faire la part des choses entre l'homme et l'oeuvre. Et il faut faire la part des choses entre l'homme et le cinéaste génial. Ce qui nous ramène à M. Béland, chez Mme Dussault.

Même avant qu'on lise les mots d'un homme qui raconte sa vérité dans La Presse+ de mercredi, le nombre de sottises émises par M. Béland au pied carré dans cette entrevue fut effarant. Une des pires, reflet d'un certain mythe : « La sexualité des gens, ça ne regarde personne, jusqu'à tant qu'il y ait quelqu'un qui dénonce un abus. Point à la ligne. »

Voilà qui témoigne d'une méconnaissance abyssale de la dynamique des agressions sexuelles, infiniment complexe.

D'abord, l'agression sexuelle, ce n'est pas une ligne droite, c'est plutôt un spectre avec mille tons de gris, qui vont de l'ami de la famille qui touche au pénis d'un enfant au viol de fond de ruelle par des inconnus, en passant par Bill Cosby et ses pilules. Et mille autres saloperies.

Y a pas de « point à la ligne » qui rend tout tout à fait clair. Et quand il est question d'enfants, d'ados, oui, ça regarde la société, même en l'absence de violence. Les pédophiles sont rarement violents. Ils manipulent, cajolent, complimentent, jouent au mentor, donnent le gîte...

En entendant M. Béland délirer, j'ai pensé à un tweet de Michel Trudeau, psychologue et producteur chez Aetios. C'est lui qui a le plus finement résumé l'ignominie de relations illicites amorcées par des adultes avec des jeunes : « Le mythe de la pédophilie, c'est la douceur. Alors qu'il se sert du plaisir pour sortir de force un être de son enfance et voler son intimité. »

Ça colle à ce qu'on reproche à Jutra. Est-ce que c'est monstrueux ?

Mets-en, une monstruosité qui affecte même les génies.