Il y a trois dessins sur la table de la cuisine. C'est Layla qui les a faits. Les trois évoquent son père, Stéphane. La petite les a faits au printemps. Elle en est assez satisfaite, mais là, ce soir, à la table, elle fait quand même des retouches, en me parlant...

«Des fois, je parle à papa. Avant, je lui parlais tous les soirs. Maintenant, je le fais quand j'ai des problèmes. Quand j'ai des chicanes d'amis, des mauvaises notes, de la tristesse.»

Le père de Layla, Stéphane Archambault, est mort en octobre 2012.

Son suicide a fait les manchettes: il est survenu après qu'il eut subi du harcèlement psychologique au Service de sécurité incendie de Montréal, où il était préventionniste.

À la fin de l'hiver 2013, j'avais fait une courte série racontant la descente aux enfers de M. Archambault, en me basant sur des entrevues avec sa femme, deux de ses quatre enfants et des collègues de travail.

Mais je n'avais pas parlé à Layla.

Au printemps dernier, Layla a verbalisé un truc. Elle aurait voulu lui parler, au journaliste, elle aussi...

Au printemps, je suis donc allé la voir. Nous avons jasé, sans calepin.

Et cette semaine, je suis retourné voir Layla, 9 ans, avec un calepin.

***

- De quoi voulais-tu me parler, Layla?

- Je voulais aussi faire ma part.

- Que veux-tu dire?

- En parler, moi aussi.

- De quoi?

- De papa. Je l'aimais beaucoup. Et parce que je veux passer le message.

- Quel message?

- Qu'il faut faire attention. Attention à ce qu'on dit, des fois. Ça peut faire de la peine aux gens.

Layla me dit tout ça le nez dans ses dessins. Il y a tant de retouches à faire, vous comprenez...

Le bleu du ciel où son père est perché sur un nuage.

Le chandail rouge de papa dans son lit, à l'hôpital.

Et le couvercle du cercueil qui n'a pas la bonne dimension. Il faut carrément le redessiner, celui-là. Ce que fait Layla.

***

Au bout du fil, Sophie Chartrand, travailleuse sociale et directrice de la Maison Monbourquette, organisme qui se consacre au suivi de deuil.

«Chez l'enfant, me dit-elle, le deuil est plus long, mais pas plus intense. Le deuil peut s'étirer sur 15 ans, sans que l'enfant soit en deuil pendant 15 ans. L'enfant vit son deuil au fur et à mesure de son développement. Ça se manifeste à certains moments, à certaines étapes.»

Comme la fête des Pères.

***

Jessica, la grande soeur, regarde Layla qui retouche un des trois dessins, me regarde et dit:

- La dernière fois, Layla avait voulu te dire qu'elle était désolée. Mais là...

Layla lève les yeux une seconde, interrompt sa soeur, me regarde:

- ... Là, je veux dire que je suis pas désolée.

- Mais tu étais désolée de quoi?

- Parce que c'est pas de ma faute.

- Tu pensais que c'était ta faute, la mort de ton père?

Layla retourne à sa feuille. Elle a fini de retoucher les dessins de son père. Elle colore maintenant un mandala qu'elle vient de concevoir, elle appelle ça une «fleur hawaïenne».

- Je sais pas comment l'expliquer.

***

Je regarde un des dessins de Layla. Il montre son père, dans le lit d'hôpital. Il montre une infirmière. Le nom de l'infirmière est écrit, au-dessus de sa tête, avec le mot «méchante». Layla ne l'a pas oublié, ce nom.

- «Méchante» infirmière: pourquoi, Layla?

- Elle me laissait pas aller voir mon père.

- Une infirmière?

- Non, c'était la psychiatre de garde de l'urgence, précise Jessica.

- Et la psy t'a pas laissée voir ton père?

- Non.

- Pourquoi?

- Elle disait que ça me ferait trop de peine.

- Pourquoi tu aurais voulu le voir?

- Pour au moins lui dire quelques mots. Avant qu'il soit affiché devant tout le monde.

- Exposé, corrige doucement Jessica.

- Exposé, répète Layla.

- Tu lui aurais dit quoi?

- Que...

Layla dessine. Change de crayon. En teste la couleur. Son mandala prend forme.

- Que je l'aimais beaucoup. Que je l'aime vraiment, vraiment fort, en fait.

***

Faut-il laisser les enfants voir le corps d'un proche décédé?

Sophie Chartrand, au téléphone, prend des gants blancs, applique toutes les nuances possibles, rappelle que toutes les situations sont différentes...

Que l'état d'un corps peut être terrible, parfois...

«Mais on n'a pas à montrer l'ensemble du corps. Des fois, juste donner accès à une main...»

Voir le corps, toucher le corps. Depuis la nuit des temps, l'Homme en ressent le besoin, quand la mort frappe.

C'est vrai pour les grands.

C'est vrai pour les petits.

C'était vrai pour Layla.

***

Layla voulait donc me parler. Elle voulait que ses mots soient dans le journal. Comme les mots de ses soeurs, de sa mère l'ont été, il y a un an et demi.

C'est bien connu: si c'est dans le journal, c'est vrai...

Et en sortant de la cuisine de Jessica, à Longueuil, je me suis dit qu'il n'y a rien de plus vrai qu'un enfant endeuillé. Rien.

***

Layla retouche encore les dessins de son père, à la table. Elle lève soudain la tête et dit, à personne en particulier: «J'avais besoin de mettre un peu de couleur.»

Continue à dessiner, petite. Continue à parler. Paraît que c'est comme ça que ça finit par faire moins mal.

Dessin Layla Archambault