«Je veux tout dire»: c'est ainsi que débute la biographie de Jacques Languirand parue aux Éditions de l'Homme en 2014 sous la plume d'Aline Apostolska. Je veux tout dire, répète cet homme de 83 ans, atteint de la maladie d'Alzheimer et qui sent le sol se dérober sous ses pieds et lui siphonner un peu plus chaque jour les restes de sa mémoire, de son esprit, de sa conscience. Il sait que la fin est proche et il veut saisir l'occasion afin de «dire les choses telles qu'elles sont et les assumer». Les mots sont de Languirand lui-même.

Mais quel est donc ce tout? demande l'auteure Aline Apostolska en prologue de la biographie.

Sur le coup, je n'ai pas vraiment réfléchi au sens profond de cette question. J'ai plongé dans la vie de Jacques Languirand, homme de radio, homme de théâtre, auteur, acteur, guru et grand communicateur devant l'Éternel, en me laissant emporter par le récit, et sans douter une seconde des évènements relatés. J'y ai découvert un homme différent de celui que j'avais côtoyé professionnellement à la Bande des six, plus tourmenté, sombre et dépressif, et surtout plus en colère contre la vie que le joyeux druide au rire tonitruant ne le laissait soupçonner.

Reste qu'à la fin de la lecture du Cinquième chemin, j'ai eu le sentiment que Jacques Languirand avait tenu son pari et qu'il avait tout dit.

Or voilà qu'à la lumière de révélations des derniers jours, une autre histoire est en train de surgir: une histoire glauque et déprimante de père agresseur et de fille agressée.

Se pourrait-il que ce soit précisément cela que Jacques Languirand voulait nous dire?

C'est du moins ce qu'avance sur son site personnel Line Beaumier, qui fut pendant 18 mois la conjointe de Martine Languirand avant sa mort l'an passé, à 57 ans, et ce que confirme à sa manière la biographe Aline Apostolska.

Selon Aline Apostolska, Languirand était prêt à évoquer sa relation avec sa fille Martine. Cette dernière, semble-t-il, était aussi d'accord et cherchait sans doute, par cet aveu sur la place publique, à se libérer d'un immense poids. Mais avant la publication, sa famille s'y serait opposée.

Histoire vraie ou inventée?

Difficile de le savoir puisque Line Beaumier ne répond pas aux appels des médias, que Martine Languirand est partie en emportant le secret dans sa tombe et que Jacques Languirand, qui n'a plus sa tête ni sa mémoire, n'est plus apte à confirmer, pas plus qu'il serait apte à avoir un procès.

Entre les lignes

N'empêche. Si la preuve de cette triste affaire existe, c'est entre les lignes de la bio de Languirand qu'on la retrouve. Non pas dans tout ce qui est dit. Plutôt dans ce qui n'est pas dit. Comme ce passage, où il est question des rapports difficiles entre Martine et son père. «Dans les faits, écrit la biographe, lorsque nous avons entrepris ces entretiens en février 2013, sa fille Martine et lui ne se voyaient plus depuis plusieurs années. Une fracture intime existait entre eux qui semblait impossible à réparer.»

Le père et la fille ont pourtant fini par se réconcilier cette année-là. Mais dans le passage où la biographe cherche à comprendre la révolte de Martine, celle-ci répond: «On dirait qu'à 40 ans, j'ai évacué toute ma colère avec mon divorce. Toute ma colère contre mon père. Pour survivre à cette enfance, je me suis détachée, je me disais que ça ne m'arrivait pas à moi. C'est ma grand-mère maternelle qui m'a aidée ces années-là. C'est elle qui a parlé à Jacques.»

Martine ne précise pas de quoi exactement la grand-mère a parlé à Jacques, mais plus loin, il est question de protection et du fait que Martine ne se sentait absolument pas protégée par sa mère qui, dit-elle, ne voulait rien savoir de tout ça!

Finalement, dans un autre extrait tout aussi troublant, c'est Jacques Languirand lui-même qui fait son propre mea culpa en affirmant à la biographe: «Il faut bien finir par être tout à fait sincère.»

Aline Apostolska enchaîne en écrivant: «Il ressent le besoin de présenter ses excuses à ses enfants. De dire sa vérité, quitte à ébranler l'image qu'il a lui-même nourrie, mais qui, ultimement, semble l'enserrer comme une gangue trop étriquée pour contenir toute la palette kaléidoscopique de son humanité... Il aura beaucoup travaillé à réparer la sphère familiale et intime de sa vie, qui a été la plus problématique.»

Avec les allégations surgies au cours des derniers jours, difficile de ne pas voir le drame familial qui se cache entre les lignes.

Certains diront qu'il aurait mieux valu que tout cela reste dans la sphère privée. Que rien de bon ni de beau ne sortira de ce déballage de linge sale alors que la présumée victime est morte et que son présumé agresseur est malade, diminué et en fin de vie. À peine deux mois après la triste affaire Jutra, avons-nous besoin de déboulonner encore un autre mythe et de salir un homme qui n'est déjà plus que l'ombre de lui-même?

Si tous ces faits s'avèrent, alors la réponse est malheureusement oui.

Parce que les secrets de famille rendent malades autant les membres du cercle rapproché de la famille que du cercle élargi de la société. Parce que des héros comme Jacques Languirand font partie de notre famille et que parfois, on les aime, on les admire, on les porte aux nues sans tout savoir de leur histoire ni connaître leur part d'ombre, en les prenant pour ce qu'ils ne sont pas. Parce que personne, pas même le plus grand communicateur de sa génération, ni le citoyen le plus honorable de sa ville, n'a le droit d'agresser sexuellement son enfant. Parce qu'il faut bien finir par être sincère et transparent. Jacques Languirand serait le premier à le reconnaître.