Avant les événements dramatiques de la semaine, j'avoue que je ne m'étais pas beaucoup posé de questions sur Claude Jutra et son oeuvre. Un peu comme tout le monde, j'avais tenu pour acquis qu'il était un grand cinéaste, peut-être le plus grand cinéaste québécois de son époque. Comment pouvait-il en être autrement pour un cinéaste dont le film Mon oncle Antoine a été couronné plus grand film canadien de tous les temps ?

Convaincue que ce sceau d'éternité était amplement mérité, je n'ai jamais cherché à savoir qui l'avait apposé. De toute façon, quelle importance ? Le couronnement était un gage en soi, non ?

Dans les faits, c'est un jury réuni pour la première fois par le Festival du film de Toronto, en 1984, qui a couronné Mon oncle Antoine. C'est sensiblement le même jury qui a voté à nouveau en 1993 et en 2004 et qui a maintenu la première position pour Mon oncle Antoine. Ce n'est que l'an passé que le film de Claude Jutra a été détrôné par le film de Zacharias Kunuk, Atanarjuat : The Fast Runner.

Depuis 1984, le jury de ce palmarès des 10 meilleurs films canadiens est composé d'environ 235 électeurs, critiques, professeurs, producteurs et cinéastes. On y compte moins d'une vingtaine de Québécois.

C'est donc dire que ce ne sont pas les Québécois ni le milieu du cinéma québécois qui ont choisi Claude Jutra comme leur plus grand cinéaste, c'est le Canada anglais.

Pourtant, on imagine aisément que ce titre prestigieux est l'une des raisons - l'autre étant sa mort tragique - qui ont poussé le milieu du cinéma québécois à adopter le nom de Jutra pour ses prix créés en 1999. Évidemment, personne ne se doutait à ce moment-là que l'auteur de Mon oncle Antoine était peut-être un homme déviant qui aimait trop les enfants.

Reste qu'à l'époque de la création des prix Jutra, si le milieu du cinéma d'ici avait été un peu plus honnête avec lui-même ou moins soucieux de ce que ce pense Toronto, il aurait vu que Claude Jutra était certes un excellent cinéaste, mais peut-être pas le plus grand ni le meilleur.

Par exemple, quand on compare l'oeuvre de Gilles Carle à celle de Claude Jutra, on constate qu'elle est nettement plus prolifique, folle et foisonnante. Idem pour Denys Arcand, qui a tourné deux fois plus de films que Claude Jutra et dont les films ont été sélectionnés à Cannes comme aux Oscars, ce qui ne fut pas le cas pour ceux de Jutra.

D'ailleurs, lorsqu'on examine la filmographie de Jutra, on y retrouve, à mon humble avis, une oeuvre majeure : À tout prendre, réalisé en 1963, un film libre, drôle, fou et à l'avant-garde, du Woody Allen avant la lettre, et au moins deux navets : Surface et By Design, qui correspondent à sa période torontoise. 

Pour ce qui est de Mon oncle Antoine, que j'ai revu cette semaine, c'est un film très lent, très proche du documentaire, dans lequel les habitants du village ont presque autant de temps-écran que les acteurs professionnels, et où le monde adulte, vu par un enfant, est montré dans toute sa désespérante duperie. Un beau film, certes, innovateur à sa manière, mais pas plus que ne l'étaient à l'époque les films de Gilles Groulx ou La vraie nature de Bernadette de Gilles Carle. 

Il est évident que je ne serais pas en train d'écrire cette chronique si les penchants pédophiles allégués de Jutra n'avaient pas été révélés au grand jour ou si je n'avais pas lu l'histoire déchirante de cet enfant de 6 ans détourné de son enfance par le cinéaste. N'empêche.

Les amis et défenseurs de Jutra n'ont pas cessé de nous dire de faire la part des choses entre l'homme et l'oeuvre. Mais le fait est que nous ne savions rien de l'homme et que, ne connaissant pas sa part d'ombre, nous avons prêté à son oeuvre des qualités que nous prêtions en fin de compte à l'homme.

Qui sait, au fond, si son suicide à 56 ans alors qu'il souffrait d'alzheimer ne nous a pas poussés à surévaluer son oeuvre et à en faire un mythe ?

En principe, le prochain palmarès des plus grands films canadiens de tous les temps sera établi en 2024. Ma main au feu que les qualités qu'on a trouvées à Mon oncle Antoine pendant trois décennies ne compteront subitement plus et que rares seront ceux qui oseront à nouveau voter pour le film.

OSCARS, CÉSARS, AIGLES ET ARIELS

Les versions sur l'origine du prénom Oscar que portent les statuettes en bronze remises chaque année par l'Académie des arts et des sciences du cinéma varient selon les sources. La plus populaire veut que ce soit Margaret Herrick, la bibliothécaire de l'Académie, qui, en voyant la statuette pour la première fois, affirma qu'elle lui rappelait son oncle Oscar, sans se douter qu'elle venait de faire entrer son oncle dans la postérité.

Le César français porte le nom de César, son sculpteur. Le cinéma polonais ne récompense pas ses artisans du cinéma en leur remettant des Polanski, mais des Aigles. Et les Mexicains, sans doute les plus poètes du lot, remettent des Ariels en hommage à Ariel, génie de l'air libéré de l'esclavage par Prospero dans La tempête de Shakespeare. Ces pays ont tous eu la bonne idée de ne pas donner à leurs prix le nom d'un cinéaste, mort ou vivant.

Quant aux prochains prix du cinéma québécois, dommage que les Aurore existent déjà, car le prénom aurait été tristement de circonstance.