Je pensais sincèrement que nous serions 200. Que la plupart de ceux qui avaient promis d'y aller prétexteraient un baptême, trois mariages et un enterrement, pour faire faux bond.

Ce n'est pas que je doute du pouvoir d'attraction de Radio-Canada, ni de l'urgence de sa situation. J'ai seulement trop intériorisé les prédictions de Jean Chrétien, qui a déjà affirmé que si on mettait la clé dans la porte de Radio-Canada, personne ne descendrait dans la rue pour protester.

Or, devinez quoi, monsieur Chrétien? Ils n'étaient pas 200, mais 20 000, et peut-être même plus à défiler dans les rues de Montréal et ailleurs au Québec pour protester contre le démantèlement appréhendé du réseau public et pour scander haut et fort: «Radio-Canada, on y croit et on y tient».

À midi et demi à Montréal, lorsque la manif s'est mise en branle, dans une mer de drapeaux bleus marqués d'un coeur rouge, sur l'air de Deux par deux rassemblés de Pierre Lapointe, j'ai frissonné d'émotion: toute cette foule bigarrée, où se mêlaient citoyens de tous les horizons, jeunes ou retraités, commis de banque, ouvriers, petites dames bien mises, politiciens et vedettes du petit écran, cette foule paisible qui avançait néanmoins d'un pas déterminé, cette foule descendue dans la rue pour défendre un instrument de culture et de démocratie, était émouvante.

Et dire que tous ces gens avaient répondu à l'appel d'un petit contrebassiste de jazz de 32 ans qui a imaginé cette manif un soir d'octobre avec des amis autour d'une bouteille de vin.

La veille, Nicolas Bédard avait joué au studio 12 pour la journée portes ouvertes de Radio-Canada et pris connaissance de l'ampleur des compressions. Il avait constaté que le moral des troupes était au plus bas et que les employés à qui il parlait se sentaient abandonnés et impuissants à freiner la déferlante des compressions.

Le lendemain, avec des amis, il a décidé d'inviter les gens à venir manifester leur appui au réseau public sur une page Facebook. C'était autour du 10 octobre. Pendant les trois semaines suivantes, les gens se sont inscrits au compte-gouttes. Le contrebassiste était convaincu que son projet allait mourir de sa belle mort, faute d'intérêt.

Et puis, subitement, après le passage à Tout le monde en parle d'Alain Saulnier, l'ex-directeur de l'info qui a beaucoup critiqué le manque d'indépendance politique du président Hubert Lacroix, tout a basculé. «Les inscriptions se sont intensifiées. On a vite dépassé le chiffre 1000. C'est là que les syndicats nous ont appelés et nous ont proposé leur aide», m'a raconté hier Nicolas Bédard, qui n'en revenait toujours pas de l'ampleur de la manif, ni du fait que personne n'y ait pensé avant.

C'est vrai que personne n'y avait pensé avant. Et c'est sans doute mieux ainsi. La pertinence de cette initiative est d'autant plus grande qu'elle n'émane pas de l'intérieur de la tour, mais d'un jeune musicien de jazz qui dit devoir l'essentiel de sa culture musicale jazz à la chaîne culturelle qu'il écoutait religieusement il y a 15 ans.

Hubert Lacroix a bien cherché à récupérer l'événement par une lettre envoyée aux employés la veille où, pour une rare fois, il a troqué son jargon d'homme d'affaires pour parler d'identité et de démocratie. Mais personne n'était dupe. Les gens, dimanche, ont peut-être marché pour montrer leur attachement au réseau public, mais aussi pour protester contre le plan de restructuration du président et contre sa stratégie de démantèlement déguisée.

Leurs revendications ont-elles été entendues par le président et par le conseil d'administration qui a approuvé son plan? C'est la question que je me suis posée en quittant la manif, dimanche.

Le lendemain, à la radio, j'ai eu ma réponse. Et c'est non. En entrevue avec Bazzo, Hubert Lacroix s'est réjoui de l'ampleur de la manif, comme s'il l'avait lui-même organisée, avant d'affirmer qu'il n'avait aucunement l'intention de dévier de son plan. Autrement dit: marchez tant que vous voulez, honnêtes citoyens, mais sachez que la décision du président est prise et qu'une manif n'y changera rien.

Beaucoup de slogans ont résonné dimanche après-midi entre le square Victoria et la tour de Radio-Canada. Mon préféré, c'était: «À nous, la tour!», scandé de plus en plus fort à mesure que la foule approchait de sa destination finale. «À nous, la tour!» au sens où cette tour, symbole du réseau public, n'appartient pas à Hubert Lacroix ni au gouvernement de Stephen Harper. Elle appartient à tous les citoyens. C'est pour eux qu'elle existe et qu'elle doit continuer à exister en toute liberté. C'était ça, le message de cette manif. Un jour, il va bien falloir que les gens au sommet de la tour ouvrent leurs oreilles et commencent à l'entendre.