Il y a quelques jours, je vous ai parlé de Robert Vanden Abeele, un homme de 80 ans qui est un extraordinaire exemple de résilience. Robert a perdu ses deux jambes dans un accident de tramway lorsqu'il avait 17 ans. Malgré des moments très difficiles, le Lavallois a su mener une vie normale et épanouie.

Le hasard a fait qu'après ma rencontre avec Robert, Claude Bernier m'a écrit. Il m'a parlé de ses années d'enseignement, de ses nombreux voyages, de l'accident qui a failli lui coûter la vie lorsqu'il était jeune. On s'est donné rendez-vous. Dès les premières minutes, j'ai été frappé par la similitude entre l'histoire de Robert et celle de Claude.

Originaire de Victoriaville, Claude Bernier avait 19 ans lorsqu'un rouleau de 6000 lb tiré par un tracteur et utilisé pour l'entretien des patinoires est passé sur ses jambes. À l'hôpital, les dernières paroles qu'il a entendues avant de sombrer dans un coma de six semaines ont été celles d'un médecin qui a dit : «Il n'y a pas grand-chose à faire. On va le laisser mourir.»

Mais à l'hôpital Saint-François-d'Assise où le jeune homme a été soigné, l'état de Claude s'est amélioré. Sa convalescence a duré trois mois. En quittant l'institution, le médecin lui a dit : «Ton corps a été brisé. Tu ne pourras plus marcher. Il faudra que tu acceptes ta situation.» Claude a fait fi de ces paroles. Au fil du temps, il a réappris à se servir de ses jambes.

Ses études terminées, Claude a d'abord été enseignant dans un collège classique, puis dans une école secondaire de Repentigny. Claude Bernier a enseigné le français durant 35 ans. Il a profondément aimé cette profession. N'essayez pas de lui faire dire du mal des milliers d'élèves qu'il a croisés au cours de sa vie, vous en serez incapable. «Si j'arrivais en classe avec un mal de tête, j'en ressortais en pleine forme, dit-il. Avec les étudiants de secondaire 5, c'est très facile de créer des échanges.»

Mais en 1995, Claude doit se résoudre à prendre sa retraite. Sa femme Micheline et lui emménagent à Trois-Rivières. «J'ai pleuré tout le long du trajet, dit-il. Ç'a été un deuil très difficile.»

En 2000, Claude assiste à une conférence au cours de laquelle il est question des fameux chemins de Compostelle. Il prend la décision de vivre cette expérience. Sa femme s'inquiète de sa forme physique. «Je lui ai dit que si ça n'allait pas, j'arrêterais tout et je rentrerais.»

Le groupe avec lequel Claude entreprend la marche a du mal à se souder. Au bout de cinq jours, tout le monde veut lâcher. «Il y avait avec nous deux jeunes filles qui avaient des ampoules, deux Autrichiens qui n'aimaient pas l'atmosphère, un Français de 72 ans qui n'était pas de bonne humeur et une Italienne qui avait perdu son mari au cours de l'hiver et qui n'arrêtait pas de pleurer, raconte Claude. Le dimanche soir, on s'est jetés dans les bras les uns les autres, on a versé quelques larmes et on s'est dit qu'on arrêtait tout.»

Le lendemain matin, dans un café, Claude fait la rencontre d'une jeune Espagnole qui lui demande de l'argent pour manger. Claude offre 20 francs à la propriétaire pour qu'elle lui prépare un sandwich. Les clients la regardent partir avec son sandwich. La jeune fille boite. Claude décide d'aller la retrouver.

À ce moment précis du récit, des sanglots étouffent Claude. «Excusez-moi, je ne peux pas retenir ça... Un accident avait laissé cette jeune fille avec 11 tiges de métal dans la jambe gauche et de sérieux problèmes de mémoire. Des médecins lui avaient dit que si elle marchait, cela allait stimuler sa mémoire. Elle avait 20 ans, exactement l'âge que j'avais quand j'ai eu mon accident. On a marché 26 km ensemble. Le soir, au gîte, elle a retrouvé un cousin avec lequel elle s'était disputée le matin. Je leur ai dit de poursuivre ensemble et moi, j'ai décidé de finir la marche seul. J'ai fait cette marche jusqu'au bout pour elle.»

Nous sommes en 2001. C'est la première grande marche de Claude. Au total, l'homme en a fait 16. Chaque fois, il a emprunté des chemins différents. Cela représente une marche par année, parfois deux. Ces défis ont permis à Claude de traverser cinq fois la France et autant de fois le Portugal et l'Espagne. Ces marches ont duré en moyenne six semaines. La plus longue s'est étendue sur 76 jours.

Pour sa dernière marche en 2016, Claude est parti de Santo Domingo de la Calzada, au Pays basque espagnol, et s'est rendu en France en se fiant uniquement à la position du soleil. Ce fut sa plus belle, aime-t-il à dire.

Au fil de ses marches, Claude Bernier a fait des rencontres fabuleuses. Il se souvient d'un Allemand de Hambourg d'une soixantaine d'années. «Il s'était marié trois fois et il vivait avec une quatrième femme. Il avait appris que son père était un SS et que sa mère avait sauvé sa peau en offrant son corps aux nazis. Elle avait toujours tenté de lui faire croire que son père était un héros. Il était très révolté. Il marchait pour essayer de comprendre.»

Après ces nombreux chemins, Claude Bernier croit qu'il faut marcher seul. Il faut également chercher le dépaysement. «C'est sans doute pour cela que je n'ai jamais marché au Québec. La séparation avec tout ce qui t'entoure est importante. Comme le titre d'un de mes livres le dit [Un chemin vers soi], ce qui compte, ce n'est pas de marcher sur le sol, c'est de marcher à l'intérieur de soi.»

Entre ces marches sur les chemins de Compostelle, Claude Bernier est allé à 16 reprises faire des voyages en Amérique latine en tant que bénévole. Claude fait partie du millier de bénévoles québécois qui, chaque année, partent donner de leur temps en Amérique du Sud. Claude a fait tous les pays de cette contrée, sauf le Brésil et l'Argentine.

Ces expériences de vie, Claude en a fait des livres. À ce jour, il en a écrit 25, dont 18 ont été publiés en autoédition.

«Marcher et faire du bénévolat m'ont permis de donner, de partager. Aujourd'hui, il n'y a plus rien qui peut m'affecter.»

Je lui demande avant de le quitter s'il a des conseils à donner à ceux qui voudraient emprunter les chemins de Compostelle. «C'est drôle à dire, mais c'est de franchir le seuil qui est le plus difficile. Après, ça va. Dès qu'on se met à préparer son voyage, on est déjà parti.»

Il a été démontré que 50% des gens qui s'engagent sur les chemins de Compostelle ne terminent pas leur trajet. Cela prend du courage et de la détermination. «Ceux qui font un bon chemin sont ceux qui se sentent appelés à le faire, dit Claude Bernier. Un jour, un homme m'a dit : "Je n'aime pas marcher quand il pleut, je n'aime pas gravir les montagnes et je n'aime pas transporter un sac à dos. Quel chemin me conseilles-tu de faire?" Je l'ai amené près de la fenêtre et je lui ai dit : "Regarde, il y a un train qui passe là-bas. Prends-le et retourne chez toi."»